« À l’école, nous créons un environnement artificiel pour nos enfants et ceux-ci sont bien conscients de tout ce qu’il a de forcé et de peu stimulant. Quand on n’a pas l’occasion d’apprendre avec ses propres mains, le monde reste quelque chose d’abstrait et de lointain, et la passion d’apprendre n’est pas mobilisée. »
Tom Hull enseigne la soudure, la mécanique industrielle, la mécanique auto, le laminage du métal et le dessin industriel assisté par ordinateur au lycée Marshfield de Coos Bay, dans l’Oregon. Il est également président de l’Association des professeurs de technologie de l’Oregon. Quand on l’interroge sur l’état actuel de sa spécialité, il explique qu’un grand nombre d’établissements scolaires ont supprimé leurs cours de techno dans les années 1990, quand la mode des cours d’informatique a pris son essor. Pour financer l’achat des ordinateurs, les lycées ont éliminé un certain nombre d’options. Les ateliers de techno étaient une cible particulièrement tentante parce qu’ils coûtent cher et présentent des risques d’accident. En outre, souligne Hull, « vous ne pouvez pas entasser cinquante élèves dans un cours de techno, comme c’est généralement le cas en éducation physique, par exemple ». En Californie, les trois quarts des cours de technologie des lycées ont disparu depuis le début des années 19801. En Caroline du Nord, en Floride et toujours en Californie, on assiste à des efforts pour faire revivre ces enseignements, mais il est de plus en plus difficile de trouver des profs compétents. Si l’on en croit Jim Aschwanden, directeur de l’Association des enseignants d’écoles d’agriculture de Californie, « nous avons maintenant toute une génération d’élèves qui peuvent répondre à une série de tests standardisés et qui connaissent abstraitement un ensemble de faits génériques, mais qui ne savent rien faire avec leurs mains2 ».
Parallèlement, les entrepreneurs se plaignent constamment de la pénurie de travailleurs qualifiés. Un manque auquel remédient en partie les community colleges (établissements publics locaux de premier cycle), qui offrent maintenant des cours de technologie. D’après Tom Thompson, du secrétariat à l’Éducation de l’État d’Oregon, un certain nombre d’indices tendent à suggérer qu’un des secteurs en croissance la plus rapide du corps étudiant du premier cycle public est celui des individus qui ont déjà un mastère et se réinscrivent en fac pour apprendre un métier pratique valorisable sur le marché du travail. Il existe aussi des établissements privés comme le Universal Technical Institute et le Wyoming Technical Institute qui attirent des étudiants de tout le pays. Quatre-vingt-quinze pour cent des élèves de ces deux institutions décrochent un diplôme et 97 % de ces diplômés trouvent un emploi moins d’un an après la fin de leurs études.
Hull envoie une lettre d’information trimestrielle à ses anciens élèves. Elle ressemble un peu à un almanach agricole du XIXe siècle, avec son mélange d’informations utiles, de réflexion théorique et d’exemples de réussite édifiante. On y trouve des tuyaux techniques (par exemple, comment bloquer un objet de forme irrégulière en vue d’un travail de soudure), des recensions de livres, des digressions esthétiques et des success stories dans lesquelles il retrace la carrière de tel ou tel de ses anciens élèves. Dans un numéro récent de la lettre d’information, on trouvait un portrait de Kyle Cox, un soudeur et chaudronnier employé par l’entreprise Tarheel Aluminium. Au moment où Hull reprit contact avec lui, Cox travaillait sur une barge-grue sur les quais de Charleston. Son ancien élève lui expliqua que, sur ce chantier, la tâche changeait tous les jours et que c’était justement ça qui lui plaisait. Et puis il avait l’impression d’« être utile à la société ».
Un des derniers articles de Hull est une réflexion sur la suite de Fibonacci, une série infinie de nombres entiers où le quotient entre deux termes successifs converge vers une certaine valeur connue comme le nombre d’or, que l’on trouve un peu partout dans la nature. Hull explique que « la suite de Fibonacci reflète aussi une caractéristique humaine, étant donné que le nombre d’or n’est pas atteint de façon immédiate, mais par approximations successives, et ce non pas en remontant une pente régulière vers la perfection, mais à travers une série d’oscillations autocorrectrices » autour de la valeur idéale. Voilà qui semble bien saisir cette espèce de processus autocritique itératif, tendant vers un idéal qui n’est jamais vraiment atteint, et par le biais duquel l’artisan progresse dans son art. Vous donnez le meilleur de vous-même, vous apprenez de vos erreurs, et, la fois suivante, vous vous approchez un peu plus de l’image initiale qu’a formée votre cerveau. On le voit, la conception que Hull se fait de ce qu’on appelle aujourd’hui « éducation technique et professionnelle » est celle d’un humaniste, et lui-même joue un rôle crucial dans la vie de ses étudiants. Pour lui, le métier de professeur de techno est « le meilleur boulot qu’[il] puisse imaginer ».
En général, les profs disent s’épanouir dans leur travail. Y a-t-il dans les arts mécaniques quelque chose qui puisse susciter un dévouement similaire ? Car on a bien l’impression que ce que Hull apporte à ses étudiants, ce n’est pas seulement la perspective d’un gagne-pain, mais une conception plus globale de la vie bonne.
C’est à la veille de mes quatorze ans que j’ai commencé à travailler comme assistant d’un électricien. À l’époque, j’avais quitté le lycée, et j’ai continué à travailler à plein temps jusqu’à l’âge de quinze ans, après quoi j’ai exercé le métier d’apprenti électricien pendant les vacances d’été, jusque pendant mes premières années de fac, et ce en assumant des responsabilités de plus en plus importantes3. À l’université, j’ai fini par obtenir un diplôme de premier cycle en physique mais, en l’absence de débouché professionnel immédiat, j’étais bien content de pouvoir mettre à profit mes compétences d’artisan, et c’est ainsi que je me suis mis à mon compte à Santa Barbara.
Le moment où, à la fin de mon travail, j’appuyais enfin sur l’interrupteur (« Et la lumière fut ») était pour moi une source perpétuelle de satisfaction. J’avais là une preuve tangible de l’efficacité de mon intervention et de ma compétence. Les conséquences de mon travail étaient visibles aux yeux de tous, et donc personne ne pouvait douter de ladite compétence. Sa valeur sociale était indéniable. J’étais parfois estomaqué à la vue d’un faisceau de câbles convergeant vers un panneau de contrôle industriel, déployant leurs courbes et leurs ramifications, et se rejoignant tous sur la même surface. Il s’agissait là d’un exploit technique tellement au-dessus de mes capacités que j’en arrivai à considérer son auteur comme un véritable génie, et j’étais certain que l’homme qui avait ainsi dompté ce faisceau de câbles avait ressenti l’exaltation engendrée par son accomplissement. Ma spécialité, c’était plutôt les circuits d’immeubles résidentiels ou d’éclairage commercial basique, et le résultat de mon travail était généralement dissimulé à la vue, caché à l’intérieur des murs. Ce qui ne m’empêchait pas de ressentir une certaine fierté chaque fois que je satisfaisais aux exigences esthétiques d’une installation bien faite. J’imaginais qu’un collègue électricien contemplerait un jour mon travail. Et même si ce n’était pas le cas, je ressentais une obligation envers moi-même. Ou plutôt, envers le travail lui-même – on dit parfois en effet que le savoir-faire artisanal repose sur le sens du travail bien fait, sans aucune considération annexe. Si ce type de satisfaction possède avant tout un caractère intrinsèque et intime, il n’en reste pas moins que ce qui se manifeste là, c’est une espèce de révélation, d’auto-affirmation. Comme l’écrit le philosophe Alexandre Kojève,
l’homme qui travaille reconnaît dans le Monde effectivement transformé par son travail sa propre œuvre : il s’y reconnaît soi-même, il y voit sa propre réalité humaine, il y découvre et y révèle aux autres la réalité objective de son humanité, de l’idée d’abord abstraite et purement subjective qu’il se fait de lui-même4.
On sait que la satisfaction qu’un individu éprouve à manifester concrètement sa propre réalité dans le monde par le biais du travail manuel tend à produire chez cet individu une certaine tranquillité et une certaine sérénité. Elle semble le libérer de la nécessité de fournir une série de gloses bavardes sur sa propre identité pour affirmer sa valeur. Il lui suffit en effet de montrer la réalité du doigt : le bâtiment tient debout, le moteur fonctionne, l’ampoule illumine la pièce. La vantardise est le propre de l’adolescent, qui est incapable d’imprimer sa marque au monde. Mais l’homme de métier est soumis au jugement infaillible de la réalité et ne peut pas noyer ses échecs ou ses lacunes sous un flot d’interprétations. L’orgueil du travail bien fait n’a pas grand-chose à voir avec la gratuité de l’« estime de soi » que les profs souhaitent parfois instiller à leurs élèves, comme par magie.
Beaucoup hésiteraient à parler de savoir-faire « artisanal » au sujet d’un électricien et préféreraient réserver ce terme à l’activité du fabricant d’objets finement élaborés. L’argument se tient, et je n’ai pas d’objection de principe5. Ma propre expérience en matière de production artisanale est celle d’un modeste amateur, mais je crois qu’elle mérite d’être rapportée. Les gens qui fabriquent leurs propres meubles vous diront tous que cette activité est difficile à justifier en termes strictement économiques, mais ça ne les empêche pas de continuer à le faire. Un halo de souvenirs partagés imprègne les objets matériels qui témoignent de notre existence, et la fabrication de ces objets est une forme de communion avec nos semblables et nos descendants. Il m’est arrivé de fabriquer une table en acajou, et je me rappelle l’avoir fait sans ménager ma dépense ni mes efforts. À l’époque, la paternité ne faisait nullement partie de mon horizon immédiat, et pourtant, j’imaginais un enfant gardant pour toujours l’image de cette table et reconnaissant en elle l’œuvre de son père. J’imaginais la présence indistincte de cette table elle-même à l’arrière-plan d’une existence encore à venir, avec ses défauts de fabrication et les inévitables marques et cicatrices qui s’accumuleraient à sa surface, offrant une texture suffisamment dense pour donner prise à la sensibilité et formant ainsi d’imperceptibles accrétions de mémoire et de sentiment. C’est au fond ce qu’exprime Hannah Arendt quand elle écrit que les objets utilitaires durables produits par l’homme « donnent naissance à la familiarité du monde, à ses coutumes, à ses rapports usuels entre l’homme et les choses aussi bien qu’entre l’homme et les hommes ». « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs6. »
En fin de compte, toutes les choses matérielles retournent à la poussière, et l’idée de « durabilité » n’est donc sans doute pas ici la plus adéquate. La signification morale du travail qui s’exerce directement sur la matière, c’est peut-être tout simplement le fait que les objets matériels existent hors de nous. L’existence d’une machine à laver, par exemple, satisfait certainement un besoin humain, mais quand elle cesse de fonctionner et qu’il faut la réparer, l’être humain doit bien se demander quels sont ses besoins à elle. En de telles circonstances, la technologie n’est plus l’expression de notre maîtrise de l’univers, mais un affront à notre narcissisme. Constamment en quête d’affirmation de soi, l’individu narcissique perçoit toute chose comme une extension de sa propre volonté et ne parvient guère à appréhender la forte autonomie du monde des objets. Il est volontiers enclin à la pensée magique et aux fantasmes d’omnipotence7. Le métier de réparateur, en revanche, consiste à se mettre au service de nos semblables et à restaurer le fonctionnement des objets dont ils dépendent. La relation du réparateur à ces objets exprime une forme d’emprise matérielle beaucoup plus solide, fondée sur une véritable compréhension. C’est pourquoi elle contredit la complaisance du fantasme de maîtrise qui imprègne la culture moderne. Au début de chacune de ses interventions, le réparateur doit sortir de lui-même et déployer son don d’observation ; il doit examiner les choses avec attention et être à l’écoute des machines en souffrance.
Nous faisons appel à un réparateur quand notre monde normal se dérègle, quand notre dépendance presque inconsciente à l’égard d’objets habituellement dociles (une chasse d’eau, par exemple) se manifeste soudainement avec une acuité douloureuse. C’est pour cette raison que la présence du réparateur provoque souvent un certain malaise chez la personnalité narcissique. Et ce non pas tant parce qu’il est parfois sale ou peu raffiné, mais parce qu’il incarne un défi fondamental à notre perception de nous-mêmes. Nous ne sommes pas aussi libres et indépendants que nous le croyions. De même, l’apparition dans notre rue d’un chantier qui interrompt le fonctionnement normal des infrastructures urbaines, qu’il s’agisse des canalisations souterraines ou du réseau électrique, met en lumière notre dépendance collective. Riches ou pauvres, nous habitons souvent des univers très différents au sein d’un même espace urbain mais, en fin de compte, nous partageons la même réalité physique, et notre dette à l’égard du monde est similaire.
Dans la mesure où le savoir-faire artisanal renvoie à des critères objectifs indépendants de notre moi et de nos désirs, il représente un défi pour l’éthique consumériste, comme le soutient le sociologue Richard Sennett dans La Culture du nouveau capitalisme. L’artisan est fier de sa création et il la chérit, tandis que le consommateur met constamment au rebut des objets qui fonctionnent encore parfaitement dans sa quête fébrile du nouveau8. L’artisan est plus possessif, plus attaché à un présent qui n’est que le reflet fantomatique du travail vivant passé alors que, selon les spécialistes du marketing, le consommateur serait plus libre et plus imaginatif, et donc plus audacieux. Mais justement, explique R. Sennett, la capacité de penser en termes matériels aux choses matérielles est aussi une capacité critique qui nous libère au moins partiellement des manipulations du marketing, lequel détourne notre attention de la réalité des choses en déployant un récit qui repose sur des associations imaginaires dont le seul but est d’exagérer des différences tout à fait mineures entre les marques. Car lorsque nous connaissons l’histoire de la production d’un objet, ou du moins lorsque nous sommes capables de l’imaginer de façon plausible, le récit social de la publicité perd de son efficacité. L’imaginaire de l’artisan est sans doute plus pauvre que celui du consommateur idéal ; sa vision du monde est plus utilitariste et moins encline aux grandes envolées de l’espérance. Mais il est aussi plus indépendant.
Il semble bien que tout cela ait des implications importantes en termes de typologie politique. D’Aristote à Thomas Jefferson, les penseurs politiques ont mis en question la vertu républicaine de l’artisan, estimant que le cercle de ses préoccupations était trop étroit pour lui permettre de s’intéresser au bien public. Mais ces considérations datent de bien avant l’explosion de la communication de masse et du conformisme qui l’accompagne, lesquels posent une série de problèmes bien distincts au caractère républicain, à savoir ceux de l’appauvrissement du jugement et de l’érosion de l’indépendance d’esprit des citoyens. La réorganisation de la personnalité de l’homme moderne autour de l’univers de la consommation passive tend nécessairement à affecter notre culture politique.
Dans la mesure où les critères du savoir-faire artisanal découlent de la logique des choses plutôt que de l’art de la persuasion, l’habitude d’obéir à ces critères offre peut-être à l’artisan une base psychique qui lui permet de résister aux attentes fantasmatiques suscitées par les démagogues, que ce soit dans le domaine du commerce ou dans celui de la politique. Platon établit une distinction entre la compétence technique et la rhétorique en signalant à propos de cette dernière qu’« elle ne peut expliquer la véritable nature des choses dont elle s’occupe, ni dire la cause de chacune9 ». L’artisan ne voue pas un culte à la nouveauté, il respecte les critères objectifs de son art. Quelle que soit l’étroitesse de son champ d’application, il s’agit là d’un cas plutôt rare dans la vie contemporaine – une idée du bien désintéressée, explicite et susceptible d’être défendue publiquement. Une ontologie aussi vigoureuse n’a guère d’affinités avec l’éthos des institutions de pointe du nouveau capitalisme, pas plus qu’avec le système éducatif censé fournir à ces institutions une main-d’œuvre adéquate de généralistes flexibles libérés des entraves d’une spécialisation trop définie.
Car nos établissements d’enseignement ne rendent plus guère honneur aux travaux manuels. Outre le scrupule égalitaire qui nous fait hésiter au moment d’aiguiller tel ou tel élève vers l’« enseignement professionnel » au lieu de le mettre sur la voie de l’université, existe la crainte qu’une orientation trop spécialisée limite définitivement l’horizon de l’individu concerné. En revanche, bien souvent, les étudiants de premier cycle n’acquièrent aucun savoir ayant une application trop spécifique, et la faculté passe pour le ticket d’entrée à un futur entièrement ouvert. Le savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien, alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre constamment des choses nouvelles : ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalisations concrètes. D’une certaine façon, dans l’entreprise d’avant-garde, chaque salarié est censé se comporter comme un « intrapreneur » et s’impliquer activement dans la redéfinition incessante du contenu de son travail. L’éducation professionnelle à l’ancienne donne une image d’immobilisme qui va directement à l’encontre de ce que Richard Sennett identifie comme « un élément clé du moi idéalisé de la nouvelle économie : la capacité d’abdiquer, d’abandonner la possession d’une réalité établie ». On imagine ce qu’un tel rapport à une « réalité établie », qu’on qualifiera volontiers de « psychédélique », peut comporter de risques aux abords d’une scie circulaire. Il y a là une forme d’insatisfaction latente par rapport à ce qu’Hannah Arendt appelle la « réalité et la solidité » du monde. Il s’agit d’un idéal plutôt étrange, qui ne saurait attirer qu’un genre tout particulier de personnes. En effet, la plupart des gens répugnent à vivre dans un monde où rien n’est jamais vraiment définitif.
Comme l’explique Sennett, la plupart de gens s’enorgueillissent de posséder tel ou tel talent spécifique, talent qui repose généralement sur une expérience accumulée. Mais la génération actuelle de révolutionnaires du management s’emploie à inculquer de force polyvalence et flexibilité aux salariés, et considère l’éthos artisanal comme un obstacle à éliminer. Le savoir-faire artisanal signifie en effet la capacité de consacrer beaucoup de temps à une tâche spécifique et de s’y impliquer profondément dans le but d’obtenir un résultat satisfaisant. Dans la novlangue du management, c’est là un symptôme d’introversion opérationnelle excessive (being ingrown). On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, qui ne cesse de vibrionner d’une tâche à l’autre et se fait un point d’honneur de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.
Ce type de représentation explique bien pourquoi les parents ne veulent pas que leurs enfants deviennent plombiers. Et pourtant, il est très probable que ce plombier aux mains graisseuses accroupi sous l’évier vous facture quatre-vingts dollars de l’heure. Voilà un fait brut qui devrait théoriquement engendrer une certaine dissonance cognitive dans l’esprit du géniteur assuré de l’intelligence de son enfant et convaincu qu’il devrait la mettre à profit en travaillant dans le secteur des services et de la connaissance. À partir du moment où il accepte la prémisse fondamentale de la nouvelle économie selon laquelle, si un individu est très bien payé, c’est qu’il doit savoir quelque chose, il sera alors peut-être amené à s’interroger sur ce qui ce passe vraiment sous cet évier et à commencer à douter de la validité de la dichotomie rigide – et largement acceptée – entre travail manuel et travail intellectuel. De fait, cette dichotomie repose sur un certain nombre d’équivoques fondamentales. Je souhaite donc offrir une autre vision du problème, qui me permettra de mettre en valeur toute la richesse cognitive du travail manuel. L’examen de ces questions nous amènera à comprendre pourquoi le labeur à visée directement utilitaire peut aussi être intellectuellement stimulant.
Dans son livre The Mind at Work, Mike Rose nous offre une « biographie cognitive » de plusieurs métiers et décrit le processus d’apprentissage tel qu’il a lieu dans un atelier de menuiserie. D’après lui, « nos éloges du travail manuel renvoient le plus souvent aux valeurs qu’il est censé incarner et non pas à l’effort de pensée qu’il requiert. Il s’agit là d’une omission subtile mais systématique… Tout se passe comme si, dans l’iconographie de notre culture, ce qui prévalait était l’image du bras musclé et des manches retroussées sur des biceps généreux, mais jamais celle de la lueur d’intelligence qui brille dans un regard, jamais celle du lien entre la main et le cerveau10 ».
Le travail manuel qualifié suppose un engagement systématique avec le monde matériel, soit justement le même type d’approche qui donne naissance aux sciences naturelles. Dès la plus haute Antiquité, le savoir artisanal a impliqué une connaissance des « façons d’être » du matériau employé – une connaissance de sa nature qui ne s’acquiert qu’à travers une véritable discipline de la perception. À l’aube de la tradition occidentale, pour Homère, sophia (la sagesse) avait aussi le sens de « talent, aptitude, compétence » (skill) : il pouvait s’agir de l’habileté technique d’un menuisier, par exemple. C’est par l’exercice pratique de son art que le menuisier apprend à connaître les différentes espèces de bois, leur degré d’adaptation à tel ou tel usage, leur résistance physique aux solides et aux liquides, la stabilité de leurs proportions face aux variations du climat et leur vulnérabilité à la putréfaction et aux parasites. Le menuisier apprend aussi à maîtriser une série de valeurs géométriques universelles : équerre, fil à plomb et niveau, autant d’outils indispensables à une construction fiable. C’est dans la pratique des métiers artisanaux que la nature est devenue pour la première fois un objet d’étude, une étude qui s’enracine dans le souci de satisfaire les besoins humains.
Mais, au fur et à mesure que la tradition de l’Occident s’est développée, la sophia a perdu le sens concret que lui donnait encore Homère. La « sagesse » des textes religieux tend vers la sphère mystique tandis que le savoir de la science, tout en restant connecté à la connaissance de la nature, passe par des idéalisations telles que les surfaces sans frottement ou le vide absolu. Ce faisant, les sciences naturelles ont fini elles aussi, paradoxalement, par adopter une conception presque surnaturelle de la façon dont nous acquérons une connaissance de la nature, à savoir par le biais de constructions mentales qui se plient plus facilement aux exigences de notre entendement que la réalité matérielle, en particulier à travers la symbolisation mathématique. Descartes, auquel on attribue généralement l’honneur d’avoir inauguré la révolution scientifique, initie sa démarche à partir d’un doute radical quant à l’existence du monde extérieur et construit les principes de l’investigation scientifique sur les fondations d’un sujet radicalement autarcique.
Mais cet idéal solipsiste ne reflète pas vraiment l’histoire de la science. Car en réalité, dans les domaines où la pratique artisanale est fortement développée, c’est généralement le progrès technologique qui a anticipé et donné naissance au progrès de la compréhension scientifique, et pas le contraire. La machine à vapeur en est un bon exemple. Elle a été développée par des mécaniciens qui avaient observé les rapports entre volume, pression et température. À l’époque, la science pure en était encore au stade de la théorie calorique de la vapeur, qui allait s’avérer une impasse conceptuelle. Le succès de la machine à vapeur contribua au développement de ce que nous connaissons désormais sous le nom de thermodynamique classique. Cette histoire fournit une parfaite illustration d’un point jadis souligné par Aristote :
Le manque d’expérience diminue notre capacité d’adopter une vue d’ensemble des faits communément admis. C’est pourquoi ceux qui développent des liens d’association intimes avec la nature et ses phénomènes sont mieux à même d’établir des principes capables de susciter des développements amples et cohérents ; en revanche, ceux que leur engouement pour les discussions abstraites a rendus incapables d’observer les faits correctement sont excessivement enclins à dogmatiser sur la base d’une poignée d’observations11.
Nombre d’inventions sont le fruit d’un moment réflexif à travers lequel un travailleur est parvenu à rendre explicites les postulats implicites sous-jacents à sa pratique. Dans un bel article, les cogniticiens Mike et Ann Nishioka Eisenberg impriment une véritable force pédagogique à cette idée en en développant les implications théoriques. Ils proposent un programme informatique facilitant la pratique de l’origami (art japonais du pliage de papier), ou plus exactement la fabrication de solides archimédiens, en déployant ces solides sur deux dimensions. Mais ils engagent aussi leurs étudiants à élaborer concrètement ces solides en pliant du papier en fonction des instructions de l’ordinateur. « Les outils d’aide informatique à la conception sont des entités qui existent en équilibre quelque part entre le monde abstrait et intangible des objets logiciels et les contraintes prosaïques de la dextérité humaine ; il s’agit par conséquent d’exercices créatifs permettant de rendre conscients les aspects du travail artisanal… qui sont souvent plus faciles à représenter “à la main” que par le biais du langage12. » Il vaut la peine d’examiner de plus près le contenu de leurs efforts, car ils ont des implications bien au-delà de la pédagogie des mathématiques.
Dans nos premiers travaux sur l’HyperGami, nous nous heurtions souvent à des situations où le programme nous offrait une séquence de pliage qui était mathématiquement correcte – suggérant un dépliage techniquement correct du solide désiré – mais avec des résultats désastreux dans la pratique…
Ici, nous essayons de créer quelque chose qui s’approche d’un cône, soit une pyramide possédant une base octogonale régulière. HyperGami nous fournit une séquence de pliage qui engendre effectivement une pyramide ; sauf qu’en général, aucun praticien de l’origami n’imaginerait une séquence de ce type, parce qu’il est horriblement difficile de faire converger ces huit longs triangles aigus en un seul sommet. Il s’agit là en fait d’un exemple spécifique qui illustre une idée plus générale, à savoir la difficulté de formaliser en termes purement mathématiques l’identification d’une solution « réaliste » (et pas seulement techniquement correcte) à un problème algorithmique engendré par la pratique humaine.
Ce que j’interprète comme suit : une solution réaliste doit nécessairement prendre en compte des contraintes ad hoc qui ne sont connaissables qu’à travers la pratique, c’est-à-dire à travers des manipulations physiques. On ne peut pas définir ces contraintes par simple déduction, à partir d’entités mathématiques. Ces expériences de pliage de papier nous permettent de saisir pourquoi certains aspects du travail mécanique ne peuvent pas être réduits à la simple obéissance à une série de règles.
Quand j’ai commencé à réparer des motos, après avoir quitté le think tank, chaque fois que je rentrais de l’atelier, mon épouse venait me renifler. Au fur et à mesure qu’elle apprenait à identifier les divers solvants utilisés pour nettoyer les différentes parties d’une moto, elle émettait son verdict : « carburateur », « freins », etc. Parce qu’elle laisse une trace sensible, ma journée de travail devient au moins accessible à son imagination. Mais si la saleté et les odeurs sont manifestes, la quantité de cogitation à laquelle je me suis livré depuis l’heure du déjeuner est invisible. Mike Rose explique que, dans l’exercice du métier de chirurgien, « des notions dichotomiques comme celles d’abstrait et de concret, ou de technique et de réflexion, s’évanouissent dans la pratique. Le jugement du chirurgien est simultanément technique et délibératif, et cet amalgame est la source de son pouvoir13 ». On pourrait dire la même chose de tout métier manuel reposant sur un diagnostic, y compris la réparation de motos. Au départ, ce diagnostic consiste à imaginer une série de causes plausibles à partir de symptômes visibles et d’évaluer cette plausibilité avant de tout démonter. Cet effort d’imagination s’appuie sur le contenu d’une espèce de bibliothèque mentale qui indexe non pas des parties ou des structures naturelles, comme chez le chirurgien, mais plutôt les éléments fonctionnels d’un moteur à combustion interne, les diverses interprétations qu’en font les différents fabricants et leurs diverses sources de dysfonctionnement. À quoi il faut ajouter un catalogue de sons, d’odeurs et de sensations tactiles. À titre d’exemple, les ratés d’un moteur dus à un mélange d’alimentation trop pauvre sont subtilement différents de ceux qui accompagnent un retard d’allumage. Si la moto sur laquelle vous travaillez a trente ans d’âge et si elle est d’une marque obscure dont le fabricant a fait faillite il y a vingt ans, ses qualités et ses défauts ne sont plus connus qu’à travers la tradition orale. Il est probablement impossible d’exercer ce métier tout seul, sans avoir accès à la mémoire collective de la profession, sans nourrir de solides racines au sein d’une communauté de mécaniciens-antiquaires. De telles relations se cultivent par téléphone, à travers un réseau d’échanges de faveurs réciproques qui s’étend sur tout le territoire national. Ma source la plus fiable est Fred Cousins, de Chicago, dont la connaissance encyclopédique des plus obscures marques de motos européennes est tellement prodigieuse que tout ce que je peux lui offrir en échange, c’est la livraison régulière de caisses de bières européennes de marques non moins obscures.
Quand on travaille sur des machines qui ont fait plus que leur temps, il y a toujours le risque d’introduire des complications supplémentaires (je suppose que c’est un peu la même chose en gérontologie), et c’est là un facteur qui doit être intégré à la logique du diagnostic. Il faut toujours choisir une hypothèse de départ – par exemple quand on cherche à savoir pourquoi une moto ne veut pas démarrer –, mais si on les mesure en termes de « probabilités de se planter », les coûts varient selon les méthodes d’investigation du problème. Les vis qui maintiennent en place le carter d’un moteur ont des têtes cruciformes qui sont toujours émoussées par l’usure et corrodées. Est-ce que vous avez vraiment envie de vérifier l’état de l’embrayage si cela implique d’extraire chacune de ces dix vis au tournevis électrique, avec le risque d’endommager le carter du moteur ? Ce genre de dilemmes a parfois de quoi laisser perplexe. D’une manière plus générale, l’attrait d’une hypothèse quelconque est déterminé en partie par des facteurs physiques qui n’ont pas de connexion logique avec le problème à diagnostiquer, mais qui peuvent avoir de fortes conséquences pratiques sur la viabilité de la solution dudit problème (un peu comme dans le pliage de papier). Les manuels des fabricants vous conseillent toujours de procéder de façon systématique dans l’identification des variables pertinentes, mais ils ne vous disent pas quoi faire quand vous travaillez sur des reliques, ni quels sont les risques. Par conséquent, vous devez élaborer votre propre arbre de décision pour tous les cas spécifiques. Le problème, c’est que, à chaque embranchement, votre propre degré d’aversion au risque, qui n’est pas quantifiable, introduit de nouvelles ambiguïtés. Arrive un moment où vous devez prendre un peu de recul et essayer de vous former une vue d’ensemble de la situation. À ce moment-là, mieux vaut allumer une cigarette et déambuler autour du pont. Tous les mécaniciens vous diront qu’il est indispensable d’avoir à proximité un ou deux collègues auprès desquels vous pourrez tester votre raisonnement, spécialement s’ils ont une autre façon de penser.
Pendant les premières années de mon activité de réparateur, mon compagnon de travail était Thomas Van Auken, dessinateur émérite (c’est lui qui a illustré l’édition américaine de ce livre), et j’étais souvent frappé par sa capacité de voir, littéralement, des choses qui m’échappaient complètement. J’avais tendance à faire un peu trop confiance à mes dons d’observation empirique, alors qu’en fait savoir voir les choses n’est pas si facile que ça. Même quand il s’agit des vieux modèles classiques de motos qui étaient notre spécialité, avec leur structure assez élémentaire, le nombre de variables pertinentes pour effectuer un diagnostic est tellement élevé, et les symptômes tellement ambigus et polysémiques, que le raisonnement analytique explicite ne suffit pas. La seule chose qui fonctionne dans ce cas, ce n’est pas un système de règles mais le type de jugement plus ou moins intuitif qui émerge de l’expérience. J’ai vite compris qu’il y avait plus de travail intellectuel dans le cadre d’un atelier de motos que dans mon précédent boulot.
Socialement, être propriétaire d’un atelier de réparation de motos dans une petite ville me gratifie d’un sentiment que je n’avais jamais eu auparavant. Je sens que j’ai une place dans la société. Si quelqu’un vous demande ce que vous faites dans la vie et que vous êtes bien en peine de vous l’expliquer à vous-même, dire que vous travaillez pour un think tank vous fera gagner quelques secondes de répit, mais si vous dites que vous réparez des motos, il n’y a plus aucune ambiguïté. C’est comme ça que je peux troquer des services avec des métallos et des chaudronniers, une pratique qui n’a pas du tout le même sens que les échanges monétaires et qui renforce mon sentiment d’appartenance à la communauté. À Richmond, il y a trois restaurants dont les cuisiniers font réparer leur moto chez moi ; peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’on m’y reçoit comme un bienfaiteur plein de sagesse. Quand je sors dîner avec mon épouse, je suis fier qu’elle se rende compte qu’on nous traite royalement, ou même simplement qu’on nous accueille avec chaleur. Il y a aussi les sorties collectives en moto ; ainsi, un bar de la ville offrait une soirée spéciale motards tous les jeudis, et ça faisait toujours du bien de constater qu’une ou deux personnes portaient le tee-shirt aux couleurs de mon atelier.
Si l’on prend en compte la richesse intrinsèque du travail manuel du point de vue cognitif, social et psychologique, on peut se demander pourquoi sa présence a connu un tel déclin dans le système éducatif. L’explication la plus fréquente, selon laquelle il tendrait tout simplement à disparaître dans notre économie, est tout à fait discutable, voire absurde. C’est donc plutôt dans les coulisses obscures de la culture qu’il faut chercher une explication. C’est ici qu’un peu d’histoire n’est pas inutile : un bref aperçu des origines de l’enseignement technologique au début du XXe siècle mettra en lumière une série de phénomènes culturels qui continuent à influencer notre présent.
Au début du XXe siècle, alors que le président Theodore Roosevelt prêchait le retour à la vigueur primitive d’une existence moins artificielle et que les élites de l’époque s’interrogeaient sur le déclin spirituel engendré par un « excès de civilisation », le projet de renouer avec la « vraie vie » adopta plusieurs formes différentes. L’une d’entre elles était l’idéalisation romantique de l’artisan prémoderne. Cette nostalgie était compréhensible au vu des transformations du monde du travail, alors que la bureaucratisation de la vie économique entraînait une croissance rapide du nombre des salariés voués à manipuler la paperasse. Dans son histoire de l’« ère progressiste » (1890-1920), No Place of Grace, Jackson Lears explique que l’artisanat et son côté concret offraient un antidote séduisant aux vagues sentiments d’irréalité, de perte d’autonomie et de fragmentation de la conscience qui affectaient plus particulièrement les classes moyennes et les cadres.
Le mouvement Arts & Crafts (« Arts et Métiers »), inspiré à l’origine par les textes de John Ruskin et William Morris, était parfaitement adapté à cette nouvelle éthique thérapeutique et à cette volonté de régénérescence spirituelle. Épuisé par une semaine de dur labeur dans sa grande entreprise, l’employé de bureau se réfugiait dans son atelier en sous-sol pour s’y consacrer au bricolage et y reconstituer ses forces en vue de la semaine suivante. Comme l’écrit J. Lears, « vers la fin du XIXe siècle, nombre de bénéficiaires de la culture moderne commencèrent aussi à se considérer comme des victimes secrètes de la modernité14 ». On vit bientôt se diffuser diverses formes d’antimodernisme au sein des classes moyennes et de l’élite, dont le culte de l’éthique artisanale. Certain adeptes enthousiastes du mouvement Arts & Crafts s’attribuèrent la mission de divulguer l’évangile du bon goût tel qu’il s’incarnait dans les fruits du travail artisanal et de combattre ainsi la vulgarité de l’âge des machines. Cultiver l’appréciation des objets d’art devenait ainsi une forme de protestation contre la modernité tout en offrant un moyen de subsistance aux artisans qui résistaient à la tendance dominante. Mais cette aspiration coïncidait aussi avec la culture naissante de la consommation somptuaire. Comme le remarque J. Lears, l’ironie de toute cette histoire, c’est que les sentiments antimodernistes de révolte contre la machine ouvrirent la voie à certains des traits culturels les plus rebutants de la modernité tardive : le narcissisme thérapeutique et l’obsession de l’« authenticité », qui sont justement les supports psychiques du marketing publicitaire. Ces formes symboliques et spiritualisées de pratique et de consommation artisanales constituaient une espèce de compensation pour et d’adaptation aux nouvelles formes de travail bureaucratique et routinisé.
Mais tout le monde n’était pas employé de bureau. Le tournant du siècle était aussi une époque de lutte de classes, où des vagues d’immigrants faiblement assimilés s’accumulaient dans les métropoles de la côte est et où la violence des conflits du travail faisait rage à Chicago et dans d’autres centres industriels. Et les élites bourgeoises de ces mêmes métropoles, énamourées de l’idéal artisanal, commencèrent à envisager la possibilité d’offrir aux classes laborieuses un motif d’être contentes de leur sort matériel par le biais de la satisfaction au travail. L’enseignement professionnel pouvait fournir une légitimation idéologique du travail manuel. Tout travail pouvait devenir une forme d’« art » s’il était exécuté dans un esprit adéquat. C’est ainsi qu’un mouvement qui trouvait son origine dans le culte de l’artisan finit par déboucher sur une apologie du travail industriel. Comme l’écrit J. Lears, « en déplaçant leur attention des conditions de travail à l’état d’esprit du travailleur, les idéologues des arts et métiers se donnaient les moyens de faire l’éloge du travail en général, même le plus monotone15 ».
La loi Smith-Hughes de 1917 libéra une certaine quantité de fonds publics fédéraux pour financer l’enseignement technique sous la forme de deux filières : comme partie de l’enseignement général et comme programme d’orientation professionnelle séparé. L’invention des cours de travaux manuels modernes répondait ainsi simultanément aux deux aspirations du mouvement Arts & Crafts. Pour les enfants des classes supérieures, l’enseignement technique était un supplément d’âme à leur cursus pré-universitaire ; ils pouvaient fabriquer une jolie mangeoire pour le canari de leur maman et la suspendre à la fenêtre de la cuisine. Les enfants des ouvriers, de leur côté, en s’initiant à ce qu’on appelait désormais les « arts industriels », pourraient s’imprégner d’une éthique du travail conforme à leur position sociale. La nécessité de ce type de socialisation productive ne répondait pas seulement à l’exigence d’assimiler les nouveaux immigrants en provenance d’Europe de l’Est et des pays méditerranéens, qui ignoraient tout de l’éthique protestante. C’était la population ouvrière tout entière qui avait besoin d’être ainsi disciplinée, car les institutions qui remplissaient jadis cette fonction, la tradition de l’apprentissage, et les guildes artisanales avaient été détruites par les nouvelles formes de production. En 1915, dans un rapport rédigé à l’intention de la Commission sur les relations industrielles, Robert Hoxie manifestait sa préoccupation :
Il est évident […] que la productivité naturelle de la classe laborieuse souffrira de l’abandon des traditions d’apprentissage si aucun autre moyen d’éducation industrielle n’émerge. Les spécialistes du management scientifique eux-mêmes se plaignent amèrement du matériau misérable et indiscipliné dans les rangs duquel ils doivent recruter leurs travailleurs, en comparaison avec l’efficacité et l’honorabilité des artisans qui peuplaient le marché du travail il y a vingt ans16.
Il va sans dire que les « spécialistes du management scientifique » étaient plus intéressés par l’« efficacité » que par l’« honorabilité » de leur main-d’œuvre, même si les deux choses n’étaient pas indépendantes l’une de l’autre. Leur dilemme était le suivant : comment faire que les travailleurs soient à la fois efficaces et attentifs alors que le processus d’automation avait considérablement dégradé leurs tâches. Pour remplacer les gratifications intrinsèques du travail manuel, il fallait créer une nouvelle motivation à caractère idéologique ; l’enseignement des « arts industriels » devait donc s’accompagner d’une éducation morale. J. Lears écrit que, « en traitant le savoir-faire artisanal […] comme un facteur de socialisation, les propagandistes américains des arts et métiers abandonnèrent toute tentative de ressusciter la notion de plaisir au travail. L’enseignement des travaux manuels finit par signifier exclusivement deux choses : préparation à la chaîne de montage pour les classes subalternes, activités éducatives de type récréatif pour la bourgeoisie17 ».
Nous l’avons vu, la loi Smith-Hughes prévoyait deux modalités de l’enseignement technologique, en tant que filière professionnelle d’une part et que matière du cursus général de l’autre. Ce n’est que dans cette deuxième version qu’était promu l’apprentissage des principes de la physique, des mathématiques et de l’esthétique à travers la manipulation des objets matériels. Rien d’étonnant, donc, que cette loi ait été votée seulement quatre ans après l’invention de la chaîne de montage par Henry Ford. Ce dispositif éducatif à deux filières reflétait la séparation instaurée par la chaîne entre les aspects cognitifs du travail manuel et son exécution physique. C’est de cette divergence du penser et du faire que nous avons hérité la distinction entre cols blancs et cols bleus, entre l’intellectuel et le manuel.
Ces catégories continuent apparemment à informer le paysage éducatif contemporain, et avec elles se perpétuent deux grandes erreurs. D’abord l’idée que toute forme de travail ouvrier est nécessairement aussi décérébrée que le travail à la chaîne ; ensuite, celle que le travail en col blanc continue à avoir un caractère nettement intellectuel. Et pourtant, il y a bien des indices qui démontrent que la nouvelle frontière du capitalisme, c’est l’application au travail de bureau des mêmes procédés jadis appliqués au travail d’usine, à savoir l’élimination de ses éléments cognitifs. Le paradoxe, c’est que les éducateurs qui souhaitent orienter les jeunes vers des formes de travail dotées d’un minimum de richesse cognitive devraient peut-être pour ce faire s’employer à réhabiliter les métiers manuels, sur la base d’une compréhension plus profonde de ce que ce type de travail implique vraiment.
Cela supposerait bien entendu qu’ils fassent preuve d’un certain courage. Un principal de lycée qui ne proclame pas un objectif de « 100 % d’entrée à l’université » risque d’être accusé de « manque d’ambition » pour ses élèves et d’être persécuté par des parents indignés. Or, il est difficile de résister à ce type d’indignation, car elle s’autorise de tout le poids moral de l’égalitarisme. Mais elle est aussi une manifestation de snobisme, car elle considère clairement les métiers manuels comme quelque chose d’« inférieur ». Une éducation véritablement démocratique devrait éviter les deux écueils du snobisme et de l’égalitarisme irréfléchi. Sa fonction devrait être d’accorder une place d’honneur à ce qu’il y a de meilleur dans notre vie commune. En ces temps étranges de dépendance et de passivité croissantes, il convient d’accorder une reconnaissance publique à l’aristocratie plébéienne de ceux qui acquièrent un savoir réel sur les choses réelles, celles dont nous dépendons tous dans notre existence quotidienne.
Mais est-il possible de gagner sa vie décemment en pratiquant un métier manuel ? Ou bien sommes-nous vraiment sur la voie d’une société « postindustrielle » où nous n’aurons guère plus besoin du labeur effectué à la main ? Y sommes-nous déjà installés ? Quelle est la dynamique économique de l’« économie de la connaissance » ? L’objectif de cet ouvrage est de mettre en lumière le potentiel d’épanouissement humain offert par les métiers manuels – la richesse de leurs défis cognitifs et les satisfactions psychiques qu’ils nous offrent –, et non pas de développer des positions politiques ou d’offrir des analyses factuelles sur l’état de l’économie. Reste qu’il peut être utile de prendre en compte certaines analyses économiques susceptibles d’alimenter notre scepticisme sur les « discours postindustriels » et d’ouvrir de plus amples horizons à notre investigation.
Dans un article de la revue Foreign Affairs, l’économiste de Princeton Alan Blinder examine la question de la sécurité de l’emploi et de la baisse des salaires des travailleurs américains à la lumière de la concurrence mondiale :
Nombre de gens présupposent sans trop y penser que la dichotomie fondamentale qui caractérise le marché du travail est celle qui distingue une population bardée de diplômes et hautement qualifiée d’une main-d’œuvre pourvue d’un niveau d’éducation élémentaire et faiblement qualifiée – disons les médecins d’un côté et les opérateurs de centres d’appels de l’autre, par exemple. La solution pour les pays riches serait par conséquent d’augmenter le niveau d’éducation de la population et de « requalifier » à la hausse leur main-d’œuvre. Et si cette vision était erronée ? Et si, à l’avenir, la dichotomie fondamentale s’établissait entre les tâches facilement délocalisables et transmissibles par câble (ou sans câble) sans perte majeure de qualité et les tâches intrinsèquement « localisées » ? Cette division non conventionnelle ne correspond guère à la distinction traditionnelle entre les professions qui exigent un haut niveau d’éducation et les autres18.
A. Blinder suggère ainsi que la distinction cruciale sera désormais celle entre les « services personnels » et les « services impersonnels ». Les premiers exigent un contact face à face ou bien une localisation spécifique. Si votre médecin traitant n’a nullement besoin de s’inquiéter d’une éventuelle délocalisation de son travail, il n’en est pas de même pour les radiologues de son hôpital, qui peuvent connaître le même sort que les comptables et les programmateurs informatiques. Mais, comme dit A. Blinder, « vous ne pouvez pas enfoncer un clou sur Internet ».
Son analyse suggère un avenir de salaires en hausse pour les travailleurs de la construction et des activités de maintenance et de réparation, qu’il s’agisse de veiller sur des infrastructures physiques ou d’entretenir des machines « durables » (comme les automobiles) dont le coût est suffisamment élevé pour ne pas les transformer en objets jetables au premier signe de panne, comme par exemple un four à micro-ondes. Dans un article complémentaire publié par le Washington Post, A. Blinder écrit que « des millions de travailleurs en col blanc qui pensaient que leur poste était à l’abri de la concurrence internationale découvrent tout d’un coup que les règles du jeu ont changé – et les nouvelles règles ont de quoi les inquiéter19 ».
D’après lui, entre 30 et 40 millions d’emplois américains sont potentiellement délocalisables, depuis les « scientifiques, les mathématiciens et les journalistes » jusqu’aux « opérateurs de téléphonie, aux employés de magasin et aux secrétaires ». Il prévoit donc un bouleversement économique massif qui ne fait que commencer et qui affectera y compris les diplômés de l’université convaincus que leurs études leur ouvraient la voie à des carrières fortement rémunératrices et riches en opportunités. Car désormais, leurs employeurs se tournent vers l’Inde ou les Philippines, où ils trouvent des individus qualifiés qui parlent bien anglais et sont prêts à travailler pour une fraction de ce que gagnent leurs homologues américains. Or, c’est là une évolution qui menace les architectes, mais pas les travailleurs de la construction.
Frank Levy, économiste au MIT, apporte des arguments complémentaires dans ce sens. Son problème n’est pas de savoir si un service peut être délocalisé électroniquement, mais s’il est réductible à un ensemble de règles ou non. Jusqu’à il y a peu, explique-t-il, vous pouviez gagner décemment votre vie en exerçant un métier qui consistait à suivre minutieusement une série d’instructions, comme par exemple remplir des formulaires de déclaration d’impôts. Mais aujourd’hui, ce type de tâche est attaquée sur deux fronts : une partie est délocalisée auprès de comptables vivant outre-mer, une autre partie est exécutée par des logiciels comme TurboTax. D’où une pression à la baisse des salaires des métiers fonctionnant sur la base de règles formelles.
Ces évolutions économiques méritent d’attirer notre attention. L’intrusion des ordinateurs et d’une main-d’œuvre exotique qui travaille selon un modèle procédural informatique dans la sphère jadis protégée des professions qualifiées est peut-être alarmante, mais elle nous oblige à considérer avec un regard neuf la dimension proprement humaine du travail. Dans quelles circonstances cet élément humain reste-t-il indispensable, et pourquoi ? F. Levy esquisse une réponse en remarquant que, « dans cette perspective procédurale, la créativité [sic] consiste à savoir quoi faire à partir du moment où les règles sont impuissantes, ou bien quand il n’y a pas de règles du tout. C’est ce que fait un bon mécano une fois que ses instruments de contrôle informatique lui ont communiqué que la transmission d’une automobile était en bon état alors que ladite transmission continue à passer la mauvaise vitesse20 ».
Quand ce genre de choses arrivent, le mécanicien est renvoyé à sa propre intuition et doit déchiffrer le sens de la situation. Bien souvent, cette opération de décryptage implique non pas tant de résoudre le problème (problem solving) que de trouver le problème (problem finding). Quand vous résolvez une équation présentée à la fin d’un chapitre d’un manuel d’algèbre, c’est effectivement du problem solving. Si ledit chapitre est intitulé « Système de deux équations à deux inconnues », vous savez exactement quelle méthode utiliser. Dans une situation aussi nettement délimitée, le contexte pertinent dans lequel s’inscrit le problème est déjà déterminé d’avance et, par conséquent, aucun effort d’interprétation n’est requis. Mais dans le monde réel, les problèmes ne se présentent pas sous cette forme prédigérée ; en général, vous disposez de trop d’éléments d’information, mais sans vraiment savoir lesquels sont pertinents et lesquels ne le sont pas. Identifier à quel genre de problème vous êtes confronté vous permet de savoir quelles caractéristiques de la situation vous pouvez vous permettre d’ignorer. Et même les frontières de ce qui peut passer pour une « situation » sont parfois ambiguës ; ce n’est pas en appliquant des règles que vous pouvez discriminer entre le pertinent et le négligeable, mais seulement en exerçant le type de jugement qui naît de l’expérience. La valeur d’un mécanicien – et la sécurité de son emploi – tient au fait qu’il possède ce savoir direct et personnel.
Chaque métier manuel a sa spécificité. Chacun d’entre eux engendre un certain type de satisfaction ou de frustration et présente ses propres défis cognitifs ; parfois, ces défis sont suffisamment riches pour absorber complètement notre attention. Pour comprendre pourquoi le type de processus mental qui accompagne le travail manuel n’est pas plus largement apprécié, il faut se tourner une fois de plus vers l’histoire afin de mieux appréhender la situation actuelle.
Notes du chapitre 1
1. Déclaration de l’Association pour l’enseignement technologique et industriel de Californie, rapportée par l’Associated Press sur cnn.com, 2 octobre 2006 : « Rebuilding Shop Classes in U. S. High Schools ».
2. Ibid.
3. Mes conditions de vie étaient un peu insolites. J’ai vécu dans une communauté de taille importante entre l’âge de neuf ans et celui de quinze ans. Comme ladite communauté déménageait tous les six mois, ses membres devaient constamment effectuer des travaux de rénovation dans les hôtels décrépits dans lesquels nous habitions. L’équipe d’électriciens avait besoin d’un individu de petite taille capable de se faufiler dans les espaces les plus étriqués, et c’est comme ça que j’ai été embauché. Je mentionne cet épisode simplement parce que le lecteur peut se demander pourquoi je travaillais au lieu d’aller à l’école.
4. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1980, p. 31-32.
5. En fait je pense que le travail d’électricien d’immeubles résidentiels est probablement le moins exigeant des métiers de la construction. Les menuisiers et les plombiers doivent faire coïncider et s’emboîter des éléments rigides, tandis que le câblage électrique des immeubles résidentiels passe par des gaines flexibles dont l’installation est extrêmement rapide. Nul doute que les salaires élevés des électriciens reflètent en partie le fait que les gens ont peur de l’électricité et qu’effectivement les risques sont gros si le travail est mal fait. Mais il n’est pas très difficile de le faire bien. Je ne vois donc aucun inconvénient à réserver le terme de savoir-faire « artisanal » à des travaux plus exigeants, à condition qu’on y inclue par exemple le pliage et le modelage de câbles rigides.
6. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, p. 140-141.
7. Ces traits du narcissisme ont été soulignés par Christopher LASCH, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Climats, Paris, 2000.
8. Dans sa recension du livre de Benjamin BARBER, Comment le capitalisme nous infantilise (trad. fr. Fayard, Paris, 2007), Josie Appleton écrit que « le problème n’est pas tellement l’éthique consumériste en tant que telle, mais le fait qu’elle est devenue – par défaut – une des dernières expériences significatives de notre existence. Il y a dans le fait d’acheter un nouveau produit, une nouvelle chemise ou un nouveau disque, et de les rapporter chez soi, une tangibilité et une satisfaction qui impliquent que le shopping devient pour les individus une confirmation de leur capacité de produire des effets dans le monde. Le pouvoir de la consommation a été utilement théorisé par le sociologue Georg Simmel. Dans sa Philosophie de l’argent, il examine l’achat d’un objet en tant qu’expression d’une subjectivité individuelle à travers laquelle la personne imprime sa marque à un objet et revendique le droit à en jouir de façon exclusive. Simmel cite l’exemple d’un de ses amis qui achetait de belles choses non pas pour les utiliser mais pour donner une expression active à son appréciation de ces objets, pour les laisser passer entre ses mains, pour imprimer sur eux la marque de sa personnalité. La consommation est une façon de revendiquer un effet tangible à nos choix, de produire quelque chose de nouveau et de différent dans nos vies. Elle est aussi pour les individus une manière essentielle de jouir de la créativité et des efforts d’autrui, même si c’est de façon inconsciente, sans vraiment savoir qui a fabriqué les objets que nous achetons, et comment » (« The Cultural Contradictions of Consumerism », disponible sur <www.spiked-online.com>).
9. PLATON, Gorgias, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, 465a, p. 193.
10. Mike ROSE, The Mind at Work : Valuing the Intelligence of the American Worker, Penguin Books, New York, 2005, p. XIII.
11. ARISTOTE, De la génération et de la corruption, 316a 5-9.
12. Mike EISENBERG, Ann Nishioka EISENBERG, « Shop Class for the Next Millenium : Education Through Computer-Enriched Handicrafts », Journal of Interactive Media in Education, 98, 14 octobre 1998.
13. Mike ROSE, The Mind at Work, op. cit., p. 156-157.
14. T.J. Jackson LEARS, No Place of Grace : Antimodernism and the Transformation of American Culture, 1880-1920, University of Chicago Press, Chicago, 1994, p. XV.
15. Ibid., p. 76.
16. Robert Franklin HOXIE, Scientific Management and Labor, D. Appleton & Company, New York, 1918, p. 133-134.
17. T.J. Jackson LEARS, No Place of Grace…, op. cit., p. 83.
18. Alan S. BLINDER, « Offshoring : The Next Industrial Revolution ? », Foreign Affairs, mars-avril 2006.
19. Alan S. BLINDER, « Free Trade’s Great, but Offshoring Rattles Me », Washington Post, 6 mai 2007.
20. Frank LEVY, « Education and Inequality in the Creative Age », Cato Unbound, 9 juin 2006, <www.cato-unbound.org>.