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La pensée en action

C’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux.

ANAXAGORE1

Le mode prochain de l’usage n’est pas ce connaître qui ne fait plus qu’accueillir l’étant, mais la préoccupation qui manie, qui se sert de… – et qui d’ailleurs possède sa « connaissance » propre.

Martin HEIDEGGER2

Les pompiers expérimentés savent à quel moment ils doivent fuir un bâtiment en feu ; souvent, on les voit sortir juste quelques instants avant que la structure d’un édifice s’effondre. Quand on leur demande comment ils savaient exactement à quel moment battre en retraite, ils évoquent généralement une espèce de « sixième sens ». Le fait que l’intuition des pompiers nous apparaisse – et leur apparaisse – comme quasi surnaturelle indique clairement que notre compréhension de la façon dont notre esprit appréhende le monde est passablement déficiente.

Notre système d’enseignement repose sur certaines conceptions de ce qu’est une connaissance pertinente : ce qui est important, c’est de « savoir que » plus que de « savoir comment ». Cette opposition correspond en gros à celle qui sépare le savoir universel du savoir issu de l’expérience individuelle. Si vous savez que telle ou telle chose est, il s’agit d’une proposition qui est censée pouvoir être formulée dans n’importe quel contexte. En fait, ce type de savoir aspire à incarner ce que le philosophe Thomas Nagel appelle le « point de vue de nulle part », soit un regard qui appréhende la véritable nature des choses parce qu’il n’est pas conditionné par les circonstances particulières de l’observateur. Ce type de savoir peut être transmis oralement ou par écrit sans aucune perte de sens et exposé par une conscience générique qui n’a pas besoin de posséder une expérience préalable. Les professions qui reposent sur un savoir de type universel et propositionnel sont généralement plus prestigieuses, mais ce sont celles-là mêmes qui sont le plus menacées par la concurrence internationale au fur et à mesure que le savoir livresque se dissémine au sein de l’économie mondiale. Le savoir-faire pratique, de son côté, est toujours lié à l’expérience d’un individu spécifique. On ne peut pas le télécharger sur Internet, on peut seulement le vivre.

Pour parodier les prétentions du savoir théorique, le dramaturge grec Aristophane forgea le mot phrontisterion, qui correspond littéralement à l’expression anglaise think tank. Dans sa comédie Les Nuées, il met en scène un Socrate constamment distrait qui fait son apparition suspendu dans une corbeille d’osier, le regard tourné vers le firmament. Un quémandeur se présente ; il souhaite être admis dans le think tank de Socrate et interpelle le philosophe. Socrate se penche par-dessus le bord de sa corbeille pour lui répondre :

Socrate : « Pourquoi m’appelles-tu, ô créature éphémère ? »

Le candidat à la sagesse rétorque : « Avant tout, explique-moi ce que tu es en train de faire, je t’en prie… »

Socrate : « J’aéroflâne et je considère le soleil… »

L’étudiant se demande pourquoi Socrate se livre à ces activités depuis son perchoir : « Alors, c’est d’une claie à formage que tu considères les dieux de haut… et non de la terre, si tel est le cas ? »

Socrate : « Je n’aurais jamais si précisément assimilé toutes les idées en l’air si je n’avais pu suspendre mon esprit et ma pensée, la mélanger pour la rendre subtile, avec l’air, qui est de même nature… Si j’étais resté sur terre pour considérer d’en bas ce qui est en haut, je n’aurais rien découvert : car il est vrai que la terre, avec force, attire à elle la sève de la pensée… C’est exactement ce qui se passe pour le cresson3 ! »

Nous entretenons une vision fort partielle du savoir quand nous le considérons comme quelque chose qui s’obtient depuis un perchoir dans les hauteurs. Cela revient à séparer le penser et le faire, à traiter les étudiants comme des cerveaux dans un bocal et à les préparer à être des philosophes perchés dans un panier. Les images ridicules d’Aristophane ne sont que de simples exagérations d’une conception du savoir qui jouit du plus grand prestige.

Considérer le savoir universel comme la totalité du savoir, c’est refuser de prendre en compte le caractère incarné et intéressé de la connaissance, qui est la marque de l’activité des penseurs effectifs, lesquels sont toujours en situation. Le caractère situé ou intramondain de l’être incarné a des implications pour la façon dont nous sommes amenés à appréhender le monde, et le savoir expert du pompier peut être considéré comme une version hyperbolique de notre compétence cognitive quotidienne. En général, nous n’abordons pas le réel de façon purement désintéressée, pour la simple raison que les choses qui ne nous affectent pas directement ne sollicitent pas notre capacité d’attention, qui est relativement limitée. (Je parle des « choses qui nous affectent directement » au sens large : un inconnu ou une inconnue séduisants qui passent devant nous dans la rue alors que nous sommes assis à la terrasse d’un café peuvent tout à fait captiver notre attention. En tant qu’objet de notre désir, cette personne affecte notre monde au sens où elle ouvre la voie à diverses actions potentielles, même si ces actions restent cantonnées au niveau de notre imagination.)

Les choses que nous connaissons le mieux sont celles auxquelles nous sommes confrontés dans tel ou tel domaine de notre pratique habituelle. Heidegger observait notoirement que la meilleure façon de comprendre un marteau n’est pas de le contempler fixement mais de s’en saisir et de l’utiliser. Il considérait ce simple fait comme un élément fondamental de notre rapport au monde en général. Pour lui, le souci de connaître les choses « telles qu’elles sont en elles-mêmes » était une préoccupation fallacieuse, liée à une dichotomie entre sujet et objet étrangère à notre expérience. Les choses ne se manifestent pas à nous comme de purs objets sans contexte, mais comme des instruments de notre action (le marteau) ou des invitations à agir (le bel inconnu ou la belle inconnue) inscrits dans une situation intramondaine spécifique. Une des questions centrales des sciences cognitives, enracinées dans l’épistémologie dominante, est de savoir comment l’esprit en vient à « représenter » le monde, dans la mesure où l’esprit et le monde sont conçus comme deux entités totalement distinctes. Pour Heidegger, le problème de la re-présentation du monde n’existe pas, étant donné que le monde se présente lui-même de façon originaire comme quelque chose qui nous est consubstantiel : nous sommes tout à la fois dans le monde et du monde. Ses intuitions sur le caractère situé de notre compétence cognitive quotidienne nous aident à comprendre un type de savoir expert qui est lui aussi intrinsèquement situé, comme celui du pompier ou du mécanicien.

 

Si la pensée est intimement liée à l’action, alors la tâche de saisir adéquatement le monde sur le plan intellectuel dépend de notre capacité d’intervenir sur ce monde. Et c’est bien le cas : pour vraiment connaître une paire de lacets, il vous faut faire l’expérience de les attacher. Sans quoi vous risquez de faire la même erreur que mon père, qui attribuait les propriétés de cordons purement mathématiques aux lacets réels et en tirait gaillardement la conclusion qu’un double nœud peut-être défait d’un seul geste, quel que soit le matériau spécifique dont est fait ledit lacet4. Dans le contexte d’un marché du travail de plus en plus mondialisé, les économistes Alan Blinder et Frank Levy ont mis en lumière les conséquences probables du fait que certains métiers sont intrinsèquement situés et ne peuvent pas être réduits à l’application de règles. Moi-même, je sais d’expérience que les habitudes mentales engendrées par la physique théorique sont fort mal adaptées à la réalité d’une vieille Volkswagen. Examinons de plus près pourquoi le savoir-faire pratique n’est ni entièrement formalisable, ni essentiellement réductible à des règles.

Entre la loi d’Ohm et une paire de chaussures boueuses

Une des vérités que mon père m’assenait alors que j’essayais de comprendre pourquoi l’allumage à bougie de ma Coccinelle de 1963 ne fonctionnait pas était la loi d’Ohm : U = IR, où U représente la différence de potentiel ou tension en volts, I le courant électrique (en ampères) et R la résistance (en ohms). D’après cette équation, ces trois entités ont entre elles une relation bien définie. Mais dans un vrai moteur usé, la notion de résistance en tant que phénomène simple et unitaire, comme la lettre R, peut entraver le type de perception nécessaire pour identifier les sources concrètes de ladite résistance et les diverses circonstances auxquelles elle est liée. Dans le jargon des mécaniciens, un câblage électrique doit être tendu, sec et propre. Or, les vibrations ne cessent de le détendre, le climat de l’humidifier, le passage du temps de le corroder et les kilomètres de le salir, parce que la route est un endroit particulièrement sale.

La loi d’Ohm ne fait référence à aucun lieu particulier, ni à aucune source spécifique de corruption – comme la pluie, par exemple. Imaginons une de ces semaines où le ciel ne cesse de déverser des trombes d’eau. Notre mécanicien est constamment obligé de nettoyer la boue qui colle à ses chaussures et de détacher sa chemise trempée de son épiderme. Dans ces circonstances, s’il a un peu d’expérience, sa première réaction face à un problème d’allumage sur une vieille voiture sera de se saisir du vaporisateur anticorrosion WD-40 et d’en asperger le dispositif d’allumage pour éliminer l’humidité de tous les points de contact. En revanche, si ses cheveux sont couverts d’une couche de sable tombée en micro-avalanches des rainures d’un 4 × 4 monté sur le pont, il supposera que le conducteur du véhicule a dû faire du hors-piste dans les dunes de la région, et s’emparera de son pistolet d’air comprimé pour nettoyer à fond ledit dispositif. Je parle de « supposition » plutôt que de certitude, parce que notre mécanicien ne peut tracer aucun lien logique direct entre ses chaussures pleines de boue et la solution A, ou bien entre le sable dans ses cheveux et la solution B. Ce qui se passe, c’est qu’il a une certaine familiarité avec les situations les plus typiques, et que leur caractère typique est un phénomène dont il a une connaissance tacite. Cette connaissance tacite semble reposer sur une capacité de reconnaître des traits récurrents, et les récurrences causales du problème d’allumage sont reflétées par des récurrences au niveau de ses propres réactions gestuelles : se gratter régulièrement la tête pour en chasser le sable, secouer sa chemise trempée.

La loi d’Ohm est une formulation explicite reposant sur des règles définies et elle est vraie au sens où une proposition peut être vraie ou fausse. Il y a une certaine beauté dans son absolue simplicité ; un esprit qui appréhende pleinement cette équation sera probablement séduit par le sentiment de sa propre compétence intellectuelle. Il aura l’impression d’avoir accès à quelque chose d’universel, et le plaisir qu’il en tirera aura peut-être même quelque chose de quasiment mystique. Mais cette séduction peut entraver l’appréhension concrète de la réalité ; elle peut marginaliser, ou même faire obstacle au développement d’un autre type de savoir, sans doute difficile à formuler de façon consciente et explicite, mais certainement supérieur du point de vue pratique. Et cette supériorité repose sur le fait qu’il a sa source dans le typique plutôt que dans l’universel, et qu’il offre donc un accès plus rapide et plus direct aux causes spécifiques, à savoir celles qui tendent à être vraiment à l’origine des problèmes d’allumage.

Il est important de pouvoir apprécier le caractère situé du type de réflexion que nous mettons en œuvre quand nous travaillons, parce que la dégradation du processus de travail est souvent liée aux tentatives de remplacer les jugements intuitifs des praticiens par l’application de règles et la codification du savoir par le biais de systèmes de symboles abstraits censés représenter cette connaissance située. Dans son ouvrage sur la société postindustrielle, Daniel Bell parle à ce propos de « technologies intellectuelles ». Leur importance est liée au fait qu’elles ouvrent la voie aux « technologies sociales » – c’est-à-dire en fait au type de division du travail – qui peuvent affecter par exemple l’organisation d’un hôpital, d’un réseau de commerce international ou d’un groupe de travail dont les membres sont engagés dans des tâches spécialisées en vue d’un objectif commun. La quintessence de l’idée de technologie intellectuelle est le « remplacement des jugements intuitifs par des algorithmes (des règles pour résoudre les problèmes). Ces algorithmes peuvent être incarnés dans des machines automatiques, des programmes d’ordinateur ou des séries d’instructions reposant sur une formule statistique ou mathématique5 ».

D. Bell paraît considérer la mécanisation et la centralisation de la pensée comme un progrès, ou du moins comme un phénomène inévitable ; elles seraient l’unique réponse possible à la complexité croissante de la société. S’il est volontiers disposé à se passer des jugements intuitifs des praticiens experts, c’est parce qu’il estime que de tels jugements ne sont pas adaptés aux systèmes complexes qui impliquent

l’interaction d’un nombre de variables trop élevé pour que l’esprit puisse les appréhender simultanément et dans un ordre adéquat… les jugements intuitifs répondent aux relations de cause à effet immédiates qui caractérisent les systèmes simples, tandis que dans les systèmes complexes les causes réelles peuvent être profondément dissimulées, éloignées dans le temps ou, plus souvent encore, relever de la structure du système elle-même, qui n’est pas identifiable de façon immédiate. C’est pour cette raison qu’on doit avoir recours à des algorithmes plutôt qu’à des jugements intuitifs dans le processus de décision6.

Si cette théorie de la connaissance est valide, elle justifie l’expropriation de la compétence évaluative des professionnels à partir du moment où les choses deviennent trop complexes. Mais le fait est que, lorsque les choses se compliquent vraiment, vous aurez plutôt tendance à souhaiter qu’un être humain doté d’une certaine expérience prenne le contrôle. De fait, la préférence pour les algorithmes en lieu et place des jugements intuitifs, à partir du moment où les causes « relèvent de la structure du système elle-même », est une conclusion erronée si l’on prend correctement en compte la dimension tacite de la connaissance.

Le savoir tacite du pompier et du maître d’échecs

À la base de la notion de connaissance tacite, il y a l’idée que nous en savons plus que nous ne sommes capables de l’exprimer, et certainement plus que nous ne sommes à même de le spécifier par une formulation rigoureuse. Les jugements intuitifs portés sur les systèmes complexes, en particulier les jugements formulés par des praticiens experts, comme les pompiers chevronnés, sont souvent plus riches que les vérités susceptibles d’être capturées par des algorithmes.

Le psychologue Gary Klein a étudié le processus de décision des pompiers et d’autres praticiens experts qui exécutent des tâches complexes dans le monde réel. « Dans une série d’environnements dynamiques, marqués par l’incertitude et par l’accélération, il n’existe pas une seule façon correcte de prendre une décision, explique Klein. Les experts apprennent à percevoir des choses qui restent invisibles pour les novices, telles que les caractéristiques d’une situation typique7. »

L’esprit expérimenté est souvent capable d’intégrer un nombre extraordinaire de variables et de détecter une configuration (pattern) cohérente. Or c’est cette configuration qu’il appréhende, pas les variables individuelles. Notre capacité à émettre des jugements pertinents a un caractère holistique et procède d’une confrontation répétée avec le réel ; ce dernier se présente sous formes d’entités totalisantes appréhendées par une saisie globale et immédiate qu’il est souvent impossible de formuler explicitement8. Cette dimension tacite du savoir trace les limites de la conception d’une tâche comme application de règles. Ce n’est pas seulement l’intervention du pompier qui est intrinsèquement in situ (conformément aux observations de l’économiste Alan Blinder). Son savoir est lui aussi lié à un site spécifique : le site d’un incendie.

Les algorithmes peuvent simuler le type de connaissance tacite que possèdent les experts. C’est le cas du logiciel Deep Blue d’IBM, par exemple, qui s’est montré capable de jouer aux échecs au plus haut niveau en 1997. Par le biais d’une analyse computationnelle de tous les coups possibles conformes aux règles du jeu d’échecs (soit 200 millions de positions par seconde), le programme réussit à sélectionner les coups gagnants. Pour mieux définir leur problème, les programmateurs s’étaient fixé pour objectif de battre un joueur en particulier, Gary Kasparov, alors champion du monde en titre. Ce qui leur facilitait la tâche, c’est qu’ils connaissaient les coups initiaux et les stratégies préférées de leur adversaire. Mais en battant Kasparov à son propre jeu, Deep Blue fait quelque chose de très différent de ce qu’accomplissent les êtres humains quand ils jouent aux échecs. Cette différence est illustrée par l’expérience suivante : un maître d’échecs de niveau international doit jouer une partie de blitz (jeu éclair où la durée de réflexion des joueurs est strictement limitée) avec une limite de cinq secondes par coup. Pendant ces cinq secondes, il doit se livrer à toute une arithmétique mentale qui mobilise sa mémoire fonctionnelle et sa capacité d’analyse explicite. Pourtant, l’expérience prouve que cela ne l’empêche pas de tenir sa place « face à un joueur légèrement plus faible, mais ayant le niveau d’un maître9 ». Il est clair que les joueurs humains font tout autre chose que simplement appliquer les règles des échecs et comparer des configurations de positions successives en suivant la logique d’un arbre de décision, comme le font les ordinateurs.

D’autres indices suggèrent que la compétence d’un joueur d’échecs virtuose repose sur la reconnaissance de configurations pertinentes, tout comme celle d’un pompier. Dans une expérience célèbre, on fait visionner à des joueurs de différents niveaux des échiquiers projetés sur un écran10. Ils ont chacun quelques secondes pour identifier la configuration présentée et doivent ensuite la reproduire sur leur échiquier. Quand ladite configuration correspond à un ensemble de positions effectivement possibles aux échecs, les grands maîtres sont capables de reproduire correctement la position de vingt à vingt-cinq pièces, les très bons joueurs, celle de quinze pièces environ, et les débutants seulement celle de cinq ou six pièces. Mais quand les images projetées sur l’écran représentent des configurations aléatoires ne correspondant à aucune situation possible aux échecs, alors il n’y a plus de différences entre les joueurs : ils sont tous incapables de reproduire la position de plus de cinq ou six pièces11. La performance du véritable expert ne s’explique pas parce qu’il posséderait une meilleure mémoire en général, mais parce que les configurations pertinentes du jeu d’échecs sont aussi celles qui structurent son expérience.

Apparemment, donc, le succès de Deep Blue n’explique pas vraiment comment jouent les joueurs virtuoses. On me rétorquera que c’est évident : « C’est juste un ordinateur ! » Cette objection me semble tout à fait pertinente, mais pour défendre les conclusions du sens commun, il faut parfois en passer par des arguments assez sophistiqués. Nous sommes constamment tentés de nous contempler dans le miroir déformant de la technologie et, de fait, c’est la « théorie computationnelle de l’esprit » qui prédomine en psychologie cognitive (même si elle est de plus en plus contestée)12. Il existe tout un champ de recherches académiques qui reposent sur l’idée que nous sommes des espèces d’ordinateurs13. L’ordinateur en vient même à représenter un idéal à la lumière duquel la pensée réelle finit de façon perverse par paraître déficiente14. Aussi, lorsqu’un prophète de la société postindustrielle part de l’idée que les systèmes complexes se caractérisent par « l’interaction d’un nombre de variables trop élevé pour que l’esprit puisse les appréhender simultanément et dans un ordre adéquat » et en tire la conclusion qu’« on doit avoir recours à des algorithmes plutôt qu’à des jugements intuitifs dans le processus de décision », il juge indûment le fait que l’esprit humain ne fonctionne pas de la même façon qu’un ordinateur comme une preuve de déficience. C’est là une forme de raisonnement qui semble trahir un préjugé irrationnel à l’encontre des êtres humains. Car en réalité, un esprit humain bien entraîné peut être particulièrement doué pour capter les indices émis par un édifice en feu, jouer aux échecs, déparasiter les circuits électriques d’un véhicule ou Dieu sait quoi encore.

Le fait que le savoir du pompier est tacite plutôt qu’explicite, et qu’il est donc pratiquement impossible à formuler, signifie que ce professionnel n’est pas à même de se justifier pleinement aux yeux du reste de la société. Il ne peut pas revendiquer la valeur de son intellect dans les termes qui prévalent en son sein, et peut donc même arriver à en douter lui-même. Mais sa propre expérience offre un terrain pour une critique radicale de l’idée que le savoir théorique est le seul vrai savoir.

Technologie intellectuelle et connaissance personnelle

Tommy, mon ancien collègue d’atelier, travaille actuellement chez Pro Class Cycles, un réparateur indépendant installé dans le sud de Richmond depuis les années 1980. C’est l’endroit où aller pour trouver des pièces détachées de deuxième main, un hangar de quatre mille mètres carrés rempli de vieilles motos. Bob Eubank, le propriétaire, est connu pour la qualité de son travail et pour ses prix abordables. Les concessionnaires de grandes marques lui sous-traitent souvent des réparations dont ils savent que leurs propres employés – généralement frais émoulus du Motorcycle Mechanics Institute – sont incapables de les effectuer correctement : monter des roues par exemple. Les modèles courants ont des roues en alliage d’aluminium depuis la fin des années 1970, mais les motos tout-terrain continuent d’avoir des roues à rayons, et en monter est souvent un exercice de géométrie plutôt éprouvant. Le frère de Bob, Lance, qui travaille aussi chez Pro Class Cycles, est connu chez les amateurs de tout-terrain comme le gourou de la suspension en Virginie centrale. Et même son propre frère ne connaît pas ses secrets professionnels.

Bob a l’habitude d’examiner telle ou telle partie d’un véhicule, mettons l’état d’une pièce interne du moteur, et d’émettre un jugement fondé sur l’expérience. Ainsi, par exemple, il peut identifier les premiers signes d’usure sur la paroi d’un cylindre et estimer s’il a besoin d’être rectifié. Si on lui demande de justifier sa décision, il vous répondra quelque chose du genre : « J’en ai déjà vu dans cet état qui pouvaient faire quinze mille kilomètres de plus sans perte de compression. » L’expérience sur laquelle s’appuie Bob est de nature fondamentalement personnelle ; il ne suit pas un ensemble d’instructions. Quand un mécanicien émet ce type de jugement, il intègre tacitement un ensemble de connaissances sensibles en créant un lien subconscient entre sa perception actuelle et les configurations accumulées dans son esprit par une longue expérience. Ce faisant, il raisonne exactement comme le pompier ou le maître d’échecs.

Les modèles de moto les plus récents sont désormais parfois équipés de systèmes d’autodiagnostic informatisé, tout comme les automobiles. Mais ces nouvelles fonctions n’éliminent nullement le jugement du mécanicien. Comprendre pourquoi elles en sont incapables nous permettra de mieux saisir les limites intrinsèques de l’idée de « technologie intellectuelle » et le risque que court le processus de travail lorsqu’on perd la conscience de ces limites.

Les fabricants d’automobiles sont censés standardiser leurs systèmes de diagnostic automatique en vertu du protocole OBD-II (pour Onboard Diagnostics). Néanmoins, n’importe quel mécano vous dira que, de temps à autre, ces systèmes délivrent un diagnostic erroné en commettant une erreur de code. Une erreur d’un seul chiffre peut donner le diagnostic « alimentation trop pauvre sur le corps un (P0171) », ce qui signifie un mélange air-carburant dans lequel il y a trop d’air et pas assez de carburant dans le premier corps de carburateur des cylindres, alors que le problème réel est : « alimentation trop riche sur corps deux (P0172) ». Un mécanicien chevronné peut faire la différence entre « trop pauvre » et « trop riche » en examinant les bougies ; elles seront presque blanches dans le premier cas et noires de suie dans le second. Pour sa part, la représentation purement formelle des états du monde en tant qu’« information » codifiable permet de les intégrer au type de syllogisme que les diagnostics informatiques savent maîtriser. Mais cela revient à traiter les états du monde isolément des contextes à partir desquels émerge tout ce qui fait leur sens, et, par conséquent, ce type de représentation est particulièrement enclin à sombrer dans le non-sens. Un individu qui se fierait exclusivement aux diagnostics informatiques se retrouverait dans la position d’un écolier qui apprend à tirer des racines carrées sur une calculatrice sans vraiment comprendre le principe mathématique en jeu. S’il fait une erreur de frappe au moment de chercher la racine carrée de 36 et obtient 18, il ne se rendra pas compte que quelque chose cloche. Pour le mécano, le risque, c’est que quelqu’un d’autre ait commis une erreur de frappe15.

Non seulement le diagnostic informatisé ne remplace pas le jugement du mécano, mais il rajoute une couche de travail additionnel, qui mobilise un autre type de disposition cognitive. Tommy rapporte à ce propos l’anecdote suivante. Un jour, un client amena chez Pro Class Cycles une Kawasaki sport de fabrication récente. Il expliqua à Bob que sa moto manquait de puissance et qu’un des voyants du moteur ne cessait de clignoter. Bob examina l’engin et ne trouva rien d’anormal. Il se saisit alors du manuel de service fourni par le fabricant, qui contenait les instructions concernant la codification des pannes et dysfonctionnements dans le système de diagnostic. Normalement, il suffit de consulter une liste et vous avez la clé du problème.

Le code précisait seulement qu’il y avait une difficulté au niveau du système d’admission et indiquait une procédure de test susceptible de cerner le problème de façon plus précise. Après avoir tenté d’appliquer ladite procédure, Bob en arriva à un point où il jeta l’éponge, déclara que tout ça était « de la pure connerie » et remit la moto aux bons soins de Tommy. Il s’agit là d’un moment crucial sur lequel je reviendrai plus avant afin d’essayer de mieux le comprendre.

Tommy appliqua de nouveau la procédure, qui consistait à mesurer les impédances et les voltages de plusieurs circuits, et à comparer leurs valeurs absolues et relatives avec les valeurs types indiquées par le manuel. Pour ce faire, il eut recours à un multimètre numérique, qui est le seul moyen d’obtenir le niveau de précision nécessaire. Quiconque a déjà fait usage d’un tel instrument sait que, quand il est réglé au niveau de sensibilité supérieur qui caractérise ce type de diagnostic, la lecture tend à osciller de façon un peu folle. Et il ne s’agit pas de l’oscillation parfaitement déchiffrable d’une aiguille, comme dans les anciens multimètres analogiques ; avec une aiguille, vous avez une représentation spatiale de la valeur moyenne de votre lecture et des variations de l’oscillation. Avec un multimètre numérique, vous aurez parfois un écran complètement affolé qui alterne les lectures avec une telle vélocité que vous n’aurez pas le temps de les enregistrer. Pour arranger le tout, chaque chiffre est composé de petites lignes électroniques, comme sur une montre digitale (un huit est ainsi un zéro avec une ligne supplémentaire au milieu). Quand ces chiffres défilent à toute allure, il est impossible de se faire une représentation spatialisée de l’information transmise. Parfois, il semble que la réaction de l’écran soit plus lente que l’enregistrement par l’appareil du « bruit » thermal qui engendre l’oscillation des chiffres, ce qui aboutit à des lectures absurdes16. Ainsi par exemple, il peut arriver que s’affiche un neuf à l’envers. Ou bien s’agit-il d’un P ? Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Positif ? Polarité ?

En général, ma réaction à ce genre d’absurdité est la même que celle de Bob : « C’est de la pure connerie. » Le multimètre numérique, à l’instar de la procédure indiquée dans le manuel, offre une image de précision scientifique qui est souvent fallacieuse. Ce que la procédure exige en fait du mécano, c’est un véritable effort d’interprétation qui n’est nulle part mentionné dans le manuel.

Mais Tommy persista. Il n’avait pas le choix, c’était son boulot. Il effectua plusieurs lectures, toujours avec des résultats aussi ambigus, et répéta plusieurs fois la procédure de test. « Je cherchais à identifier une différence d’impédance dans deux directions différentes ; je supposais qu’il y avait une espèce de diode dans le capteur, mais le manuel ne m’expliquait pas ce qui se passait vraiment ; il indiquait seulement qu’il fallait remplacer ce coûteux composant si la différence était inférieure à une valeur x. » Cette logique de type « si-alors » vise à intégrer le technicien lui-même à un processus de remplacement automatisé de l’intelligence humaine individuelle. Dans ces circonstances, l’intention implicite de l’auteur du manuel de service est en quelque sorte de faire passer Tommy du statut d’individu pensant à celui de rouage d’une technologie intellectuelle et de la technologie sociale correspondante.

Le manuel de service en tant que technologie sociale

Il fut un temps où les manuels de service étaient rédigés par des personnes qui travaillaient sur les machines qu’ils décrivaient et connaissaient intimement. L’un de ces auteurs, au moins, atteignit le statut de sage et de héros populaire : John Muir, qui rédigea le manuel que j’utilisais lorsque je commençai à travailler sur des Volkswagen en 1980. Je suis certain que des milliers d’autres usagers se souviennent aussi de son nom, car son livre est amplement et justement reconnu comme un classique17. Muir était un amateur au meilleur sens du terme, et il en savait long sur les Volkswagen. Son traitement des problèmes mécaniques n’était pas coupé des situations concrètes dans lesquelles ils se présentaient, ce qui fait que son livre est extraordinairement clair et utile. Il se distingue aussi par ses qualités humaines.

Les manuels rédigés par les professionnels des décennies précédentes étaient eux aussi très différents de ceux d’aujourd’hui. Ils étaient écrits par des ingénieurs qui étaient généralement aussi des mécaniciens et des dessinateurs industriels, et cela se sent. On ne sait pas qui est l’auteur du Vincent Rider’s Handbook, un ouvrage datant de 1960, mais quand ce rédacteur anonyme écrit que quelqu’un qui n’a jamais conduit un engin aussi performant auparavant « a de fortes chances de se tromper » au moment d’évaluer sa vitesse, vous sentez la présence d’un véritable être humain auprès duquel vous avez envie de vous asseoir pour profiter de son savoir. Vous regardez par-dessus l’épaule de l’auteur lorsqu’il décrit la procédure pour « rectifier » les soupapes (le rodage). Certes, vous risquez de vous demander ce que peut bien vouloir dire un Anglais quand il décrit la sonorité d’un moteur comme « feutrée » (en raison d’un mélange de fuel trop dense), mais quand vous contemplez le dessin de la boîte de vitesses, peut-être dû à la plume de l’auteur lui-même, vous ne pouvez que communier avec sa perception. Ce qui émerge alors est une espèce d’amitié philosophique, du genre qui surgit naturellement entre un professeur et un étudiant : la communauté de ceux qui désirent savoir.

Le caractère intime de ce type de collaboration fait partie de la valeur ajoutée qui est éliminée sous l’effet de la fragmentation du processus de travail. Les auteurs des manuels modernes ne sont ni des mécanos, ni des ingénieurs, mais plutôt des rédacteurs techniques. L’institutionnalisation de cette profession repose sur l’idée que les principes qui lui sont propres peuvent être maîtrisés sans que les auteurs s’immergent dans les problèmes spécifiques ; leur savoir a un caractère universel plutôt que situé. Les rédacteurs techniques savent que mais ne savent pas comment. Ils travaillent généralement en équipe dans un bureau, et leur travail est organisé de la façon la plus efficace possible, c’est-à-dire de manière à produire le plus grand volume possible de matériau écrit par membre de l’équipe. Dans le cas des motos japonaises, il apparaît en outre que ces rédacteurs sont de pauvres étudiants d’anglais débutants. C’est du moins ce que je suppose vu les absurdités systématiques contenues dans ces ouvrages, où vous ne cessez de buter sur des phrases contradictoires ou dénuées de sens, qu’il vous faut dès lors essayer de décrypter en les rapportant d’une façon ou d’une autre à la réalité que vous avez sous les yeux. S’il y a des illustrations, elles auront été élaborées par un spécialiste du dessin assisté par ordinateur, mais pas par quelqu’un qui est familier avec ce qu’il est en train de décrire, ou qui sache quels sont la situation et les objectifs probables du destinataire de ces illustrations. Le regard du mécanicien devra dès lors percer le brouillard mental propagé par l’introduction de ces diverses couches de travail abstrait et fragmenté18.

Encore une fois, quand Bob examine une pièce et juge qu’elle peut encore fonctionner correctement pendant quinze mille kilomètres, il intègre tacitement un ensemble de connaissances sensibles et rapporte sa perception actuelle aux configurations sédimentées dans son esprit par le biais de l’expérience. Mais les systèmes de diagnostic informatique reposent de leur côté sur une intégration explicite de l’information, une intégration qui se produit au niveau d’un système de savoir de caractère social. Les résultats de cette intégration explicite sont communiqués au mécanicien par le manuel de service, lequel est rédigé par des individus qui n’ont aucune connaissance personnelle de la motocyclette en question.

Dans sa célèbre critique de l’intelligence artificielle, le philosophe John Searle nous demande d’imaginer un homme enfermé dans une pièce et qui ne serait relié au monde extérieur que par une mince fente dans la porte19. À travers cette fente, on lui passe des morceaux de papier sur lesquels sont tracés des caractères chinois. Notre homme n’a aucune connaissance du chinois. Sans qu’il en sache rien, les textes qui lui sont transmis sont une série de questions. Il dispose de son côté d’un ensemble d’instructions en anglais qui lui indiquent comment faire correspondre une autre série de caractères à chaque texte qui lui est transmis. Il fait passer cette nouvelle série par la fente de la porte, et on considère alors qu’il a « répondu » aux questions posées. L’idée de Searle, c’est que, pour accomplir cette tâche, l’homme n’a nul besoin de connaître le chinois, pas plus que cela ne serait nécessaire pour un ordinateur qui effectuerait la même opération. Certains enthousiastes de l’intelligence artificielle rétorquent pourtant que le système, en fait, connaît le chinois – qu’il existe en quelque sorte une pensée sans penseur. Mais une position moins mystique admettrait que c’est le programmateur humain, celui qui a rédigé les instructions permettant de faire correspondre des réponses chinoises à des questions chinoises, qui connaît le chinois.

Le mécano qui travaille avec un diagnostic informatique se trouve dans la même situation que l’homme de la chambre chinoise. Dans l’expérience imaginaire de Searle, l’idée fondamentale, c’est que vous pouvez disposer d’un ensemble d’instructions qui vous permettent de faire correspondre de façon adéquate une série de réponses à une série de questions sans jamais avoir à faire référence à la signification des propositions ainsi manipulées. La possibilité d’une telle opération est une question extrêmement controversée en linguistique et en philosophie de l’esprit, et il n’existe pas de réponse simple à ce problème. Mais la conception décérébrée du travail qui prévaut souvent aujourd’hui ressemble étrangement au dispositif de la chambre chinoise. Les êtres humains y sont perçus comme des versions moins performantes des ordinateurs.

Pour revenir à Tommy, lorsqu’il s’est efforcé de mettre en œuvre la procédure de tests sur la Kawasaki, il a bien essayé de suivre une série de règles, mais il s’est vu en fait obligé d’interpréter activement un multimètre capricieux et un manuel passablement confus. Pour pouvoir réparer la moto, il lui a fallu recréer une cohérence dans ce charabia, et il n’a pu le faire qu’en rapportant ces instructions déficientes au modèle mental personnel qui lui suggère comment les choses fonctionnent20. Il a dû intégrer les mots du manuel, les faits bruts offerts à son regard et son savoir préalable sur les motocyclettes en une totalité intelligible. Sans quoi il n’aurait jamais pu aller voir Bob et lui dire finalement : « Je crois que j’ai compris ce qui se passe. » Ce que cette déclaration exprime, c’est l’émission d’un jugement. La dimension « je pense » de la formulation de Tommy ne pourra jamais être entièrement éliminée.

En tant que dispositif censé se substituer à la connaissance personnelle, la division du travail fondée sur des formes de « technologie intellectuelle » offre un exemple de rationalité fallacieuse que le mécanicien doit parfois contourner pour pouvoir accomplir sa tâche. Il serait erroné de penser qu’il s’agit là d’un problème superficiel qui peut être résolu grâce à une meilleure formation des équipes de rédacteurs techniques, par exemple. En réalité, ce dont ces rédacteurs ont besoin, c’est une expérience concrète de mécanicien, sans quoi ils ne feront qu’engendrer « une projection de choséité qui passe en quelque sorte à côté des choses », comme l’écrit Heidegger dans un autre contexte. Car, au moment de démarrer votre véhicule, c’est encore et toujours la responsabilité du mécanicien qui est en jeu.


Notes du chapitre 7

1. Anaxagore, cité par ARISTOTE, Les Parties des animaux, 686a.

2. M. HEIDEGGER, Être et temps, op. cit., p. 72.

3. ARISTOPHANE, Théâtre complet, I, Gallimard, Paris, 1966, p. 183-184.

4. Une telle erreur peut être commise y compris par quelqu’un qui noue ses lacets – des vrais lacets – tous les matins. Ce phénomène illustre la capacité qu’ont les abstractions de contredire l’expérience, ou plutôt de la marginaliser.

5. Daniel BELL, The Coming of Post-Industrial Society, Basic Books, New York, 1973, p. 29-30.

6. Ibid., p. 32. Dans ce passage, et dans de nombreux autres du livre de D. Bell, on ne sait pas vraiment si l’auteur adhère totalement à l’argumentation qu’il présente. Le passage cité est en fait la paraphrase par D. Bell des propos d’un certain Jay Forrester. D. Bell semble s’en distancier à la page suivante (il définit le projet d’essayer d’ordonner rationnellement la société à travers le déploiement de technologies intellectuelles, comme un rêve utopique voué à l’échec). Et pourtant, toute la cohérence de son ouvrage dépend de la validité de cette argumentation. De fait, dans des publications ultérieures, D. Bell confirmera ces assertions. Kevin Robins et Frank Webster analysent en détail les contradictions de D. Bell et suggèrent qu’elles seraient « fonctionnelles », au sens où elles exerceraient une fonction rhétorique importante. Voir leur article « Information as Capital : A Critique of Daniel Bell », in Jennifer Daryl SLACK et Fred FEJES (sous la dir.), The Ideology of the Information Age, Ablex Publishing Corporation, New York, 1987, p. 95-117.

7. Cité in Bruce BOWER, « Seeing through Expert Eyes : Ace Decision Makers May Perceive Distinctive Worlds », Science News, 154, no 3, 18 juillet 1988, p. 44. Klein explique plus loin que, « quand des difficultés surgissent, elles offrent aux experts des opportunités d’improviser des solutions ».

8. Voir en particulier Michael POLANYI, The Tacit Dimension, University of Chicago Press, Chicago, 1966.

9. Hubert L. DREYFUS et Stuart E. DREYFUS, « From Socrates to Expert Systems : The Limits and Dangers of Calculative Rationality », disponible sur <http://socrates.berkeley.edu>.

10. A. D. DE GROOT, Thought and Choice in Chess, Mouton, La Haye, 1965.

11. Cette élégante variation sur l’étude originale de De Groot, qui utilise la condition aléatoire, a été menée par W. G. CHASE et H. A. SIMON, « Perception in Chess », Cognitive Psychology, 4, 1973, p. 55-81.

12. Voir surtout Michael WHEELER, Reconstructing the Cognitive World : The Next Step, MIT Press, Cambridge, 2005.

13. Pour un excellent compte rendu, voir Jean-Pierre DUPUY, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, Paris, 1994.

14. Il est intéressant d’observer que les origines de l’informatique coïncident avec une réflexion qui reconnaît la compétence spécifique de l’esprit humain telle qu’elle ressort de découvertes faites en logique formelle au début du XX e siècle. Le théorème d’incomplétude de Gödel démontre en effet logiquement que certaines propositions vraies, et dont la vérité est aisément perçue par les êtres humains, ne peuvent pas être validées par l’application d’un système de règles formelles quel qu’il soit. Un ordinateur qui chercherait à le faire ne pourrait que tourner en rond sans jamais s’arrêter (c’est ce qu’on appelle le « problème de l’arrêt »). Alan Turing reconnaissait que cela signifie que l’esprit humain est capable d’exécuter des opérations « non calculables ». D’après Andrew Hodges, la thèse de doctorat de Turing en 1938 posait la question suivante : « Que se passe-t-il lorsqu’on complète un système formel avec des procédures de déduction non calculables ? C’est dans cette perspective que Turing introduisit ce qu’il appelle un “oracle”, soit un outil capable d’offrir à la demande une réponse au problème de l’arrêt pour chaque machine de Turing », c’est-à-dire pour chaque ordinateur numérique. De fait, Turing « identifiait cet “oracle” avec une forme d’intuition » semblable à celle utilisée par les mathématiciens pour prouver des théorèmes, et en particulier avec la « capacité humaine de percevoir la vérité d’une proposition gödelienne formellement improuvable » (Andrew HODGES, « Uncomputability in the Work of Alan Turing and Roger Penrose », conférence disponible sur <www.turing.org.uk>). Le trait essentiel de l’oracle, c’est qu’il exécute des opérations qui ne peuvent être exécutées par aucun processus mécanique.Pendant la Seconde Guerre mondiale, Turing participa au programme de décryptage de codes secrets Enigma, qui s’appuyait sur des méthodes fortement routinisées. C’est sur la base de cette expérience qu’il commença à se montrer plus intéressé par ce que les machines peuvent faire que par ce qu’elles ne peuvent pas faire. « Turing en conclut que le domaine de la calculabilité n’était pas limité aux processus dans lesquels l’esprit applique une règle spécifique et explicite. Des machines capables de modifier leurs propres règles de comportement seraient susceptibles de manifester des propriétés non anticipées par leurs créateurs » (ibid.). « Turing en conclut que la fonction du cerveau était celle d’une machine, mais d’une machine si complexe qu’elle pouvait offrir l’apparence de ne suivre aucun règle » (ibid.). Dans l’informatique contemporaine, le thème à la mode est celui des « réseaux neuronaux », ainsi baptisés parce qu’ils imitent l’architecture parallèle du cerveau et effectuent des calculs capables d’aller au-delà des projets explicites d’un programmateur. Ces réseaux « apprennent » en variant la force des connexions entre les nœuds logiques, de la même façon que des passerelles neuronales sont « frayées » dans le cerveau à force de répétition, comme quand un individu pratique des exercices au piano ou récite ses déclinaisons latines. S’il existe un avenir pour l’intelligence artificielle, il est probablement dans cette direction.

15. La fragilité de l’information digitalisée reflète celle du langage : l’omission de la particule de négation « ne… pas » dans une phrase peut complètement inverser son sens. Et bien entendu, il ne s’agit pas d’une simple analogie ; l’information digitalisée est dans un certain sens une représentation du monde par le biais du langage. Mais attention : l’omission de la particule de négation peut généralement être détectée (par un éditeur, par exemple) parce que son absence jurera avec le contexte, entraînant une correction quasi automatique. Telle est la robustesse fondamentale de la langue naturelle. En revanche, la fragilité du code est due au fait qu’il repose sur une série d’instructions destinées à un système mécanique, plutôt que sur une production de sens, comme dans le cas du langage. Pour comprendre un mot ou une phrase, l’être humain l’intègre au contexte global d’un paragraphe, à la pragmatique d’une situation de communication spécifique (une blague, par exemple) ou, en général, à un domaine de sens plus ample. Cette opération semble être le domaine réservé de l’esprit humain.

16. Peut-être que si vous avez les moyens de vous payer un multimètre Fluke, au lieu d’un appareil de la marque Craftsman (NdT : littéralement « artisan »), vous éviterez ce genre de problème. À vrai dire, je n’en sais rien. En tout cas, c’est un nom plutôt bizarre pour un instrument de mesure, étant donné qu’un des critères d’une bonne mesure est qu’elle soit réitérable. Même un mécano un peu paranoïaque aurait de bonnes excuses pour soupçonner qu’on est en train de se payer sa tête royalement.

17. John MUIR, How to Keep Your Volkswagen Alive ; la première édition date de 1969.

18. Ainsi, par exemple, dans le manuel de Suzuki GSX-R 600 modèle 2005, on trouve la recommandation suivante : « Quand vous utilisez le testeur multi-circuits OK, ne pas dommager ou courber mortellement [sic] ». Ce que j’interprète plus ou moins comme suit : Allez-y doucement avec le coupleur ECM, ses broches se tordent facilement. Si vous voyez s’afficher le code C42, le problème est décrit comme suit : « Le signal d’allumage n’est pas en entrée d’ECM. *Quand le “contrat de distribution” n’est pas vérifié. » Si vous cherchez en bas de page à quoi correspond l’astérisque, vous trouverez la mention suivante : « Système immobilisateur est seulement modèle équipé », que j’interprète comme « seulement sur les modèles équipés d’un système immobilisateur ». Le premier exemple provient de la page 4-34 du manuel de service de la Suzuki GSX- R 600, le deuxième de la page 4-31.

19. John R. SEARLE, « Minds, Brains, and Programs », Behavioral and Brain Sciences, 3, no 3, septembre 1980.

20. Dans les manuels modernes, vous rencontrez souvent à côté de la description de telle ou telle procédure de réparation un petit symbole accompagné des mots « utiliser l’outil spécifique numéro xx-xxx ». En fait, de tels outils peuvent souvent être improvisés à partir du moment où vous savez de quoi il retourne. Si vous travaillez dans un atelier indépendant, vous essaierez de deviner de quel outil il s’agit au juste en analysant la tâche qui vous incombe et ses exigences opérationnelles. Il s’agit en gros de raisonner à l’envers, en allant de la fonction à la forme. Soit un autre exemple de la nécessité d’aller au-delà des obscurités du manuel et de comparer les instructions aux faits auxquels vous êtes confronté. Chez un concessionnaire, il vous suffirait de demander au magasinier un outil numéro xx-xxx.