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Prendre les choses en main

Prenons l’exemple d’une personne à qui l’on explique que sa voiture est trop vieille pour être réparée. Notez bien que ce n’est pas un mécanicien qui lui tient ces propos, mais un « conseiller clientèle » en col blanc chez le concessionnaire. Voilà donc que s’interpose entre l’automobiliste et son problème une couche de bureaucratie qui rend impossible toute conversation sur le fond de l’affaire. Car notre homme serait tout à fait ravi d’avoir accès à l’atelier et de se laisser instruire par un mécanicien, mais on ne le lui permet pas. Le conseiller clientèle, pour sa part, ne possède aucune expertise mécanique, il se contente de communiquer l’opinion d’une institution, et le client, un esprit énergique et indépendant, n’est pas certain de faire confiance à cette institution (ne chercherait-on pas simplement à lui vendre un nouveau véhicule ?). Il déteste ce sentiment de dépendance qui s’empare de lui, d’autant plus qu’il y perçoit le fruit de son ignorance. Sur quoi il décide de rentrer chez lui et décide de démonter la distribution de son moteur pour s’enquérir lui-même de ce qui ne va pas. Peut-être n’a-t-il pas la moindre idée de ce qu’il est en train de faire, mais il est convaincu que, quelle que soit la nature du problème, il devrait bien trouver le moyen de l’identifier tout seul. Ou peut-être pas – peut-être qu’il n’arrivera jamais à remonter ses trains de soupapes. Mais il est bien décidé à tenter sa chance. Il se peut que sa fougue soit aussi l’expression d’un certain esprit d’investigation associé à un désir de prendre les choses en main. Tel est l’orgueilleux fondement du sentiment d’indépendance (self-reliance).

Ce type d’amour-propre entre souvent en tension avec l’intérêt objectif d’un individu, du moins si celui-ci est interprété dans un sens étroit. Un économiste vous invitera certainement à considérer les « coûts d’opportunité » qu’implique la tentative de réparer votre voiture tout seul. « Le temps, c’est de l’argent. » Cette devise est généralement associée à une méfiance à l’égard des expressions de fierté mal placée, perçue comme une incapacité à apprécier froidement la situation réelle. (Thomas Hobbes considérait l’orgueil ou la fierté – pride – comme une forme de fausse conscience.) La notion de « coûts d’opportunité » repose sur l’hypothèse d’une totale homogénéité de l’expérience humaine : une fois qu’elles sont réduites à une quantité abstraite de temps et de valeur monétaire, toutes nos activités sont censées être commensurables ou interchangeables. Mais contre l’impérialisme expansionniste de la science économique, il convient d’insister sur notre perception primordiale de l’hétérogénéité concrète de l’expérience humaine : les pommes que nous cultivons ou que nous mangeons ne sont pas un simple « équivalent » des oranges. Du point de vue de l’économiste, l’amour-propre entêté exprime un déficit de rationalité calculatrice, une incapacité à se situer à un niveau d’abstraction adéquat. La science économique ne reconnaît qu’une série limitée de vertus, et sans doute pas les plus admirables. La fougue insistante de notre automobiliste est une affirmation de son sentiment de dignité personnelle et, par conséquent, sa tentative de réparer tout seul sa voiture n’est pas simplement une activité qui consomme une certaine quantité de temps : elle est une autre expérience du temps, une autre expérience de son véhicule et de ses propres capacités.

Les individus porteurs de ce type d’état d’esprit nourrissent généralement une conception élastique des frontières de leur domaine propre. Ils tendent à considérer chaque objet matériel dont ils font usage comme appartenant au royaume de ce qu’ils possèdent. Quand ils se retrouvent dans un espace public où le lien entre leur volonté et leur environnement est brisé, ils ressentent une certaine frustration, un sentiment d’impuissance et de mutilation. Qu’on pense seulement à la colère qui s’empare de celui qui agite ses mains à l’aveuglette sous le robinet des toilettes publiques sans que le moindre filet d’eau réponde à cette vaine danse propitiatoire. Pourquoi diable n’ont-ils pas installé une poignée ? s’interroge notre homme furieux. De quelles puissances invisibles dépend le déclenchement du jet d’eau ?

Certes, il est aussi des gens qui sont incapables de manœuvrer correctement une poignée de robinet. Mais en partant de l’hypothèse radicale de l’incompétence généralisée des usagers, le robinet automatique à détecteur infrarouge ne se contente pas de répondre à cette éventualité, il l’établit comme un fait accompli, comme la norme du comportement humain. Ce faisant, il promeut une espèce d’infantilisation qui offense l’esprit indépendant.

Afin de ne pas perdre contenance, l’usager en colère a deux options. Il peut dissimuler sa rage, succombant à la division entre sentiment intérieur et comportement extérieur qui est la marque des vaincus et corrode lentement l’estime de soi. Il peut au contraire faire un effort pour réévaluer sa propre réaction et la percevoir comme irraisonnable1. Dans les deux cas, il est amené à mettre en œuvre un certain travail émotionnel. La nuée indistincte de prescriptions implicites engendrées par notre culture matérielle tend à favoriser une interprétation de cette condition de relative irresponsabilité manuelle comme un état de choses plus rationnel. Plus rationnel, parce que plus libre.

Car il semble bien que la culture de la consommation soit intimement liée à une certaine idéologie de la liberté. Ce qu’on nous offre, c’est au fond la promesse de nous libérer de tous les fardeaux physiques et mentaux qui encombrent nos relations avec ce que nous possédons, et d’ouvrir ainsi la voie à la réalisation de nos véritables aspirations. Le problème, c’est que cette libération apparente élimine les occasions de faire l’expérience directe de notre responsabilité à l’égard de notre environnement matériel. Or, je crois que la séduction de cette idéologie libérationniste stimulée par la publicité est aussi liée au fait qu’elle exprime une vérité partielle. En tout cas, elle met en lumière le paradoxe de notre expérience de l’agir humain (agency) : savoir prendre les choses en main signifie aussi être pris en main par les choses.

Portrait de la motocyclette en monture rétive

Les premières motos n’étaient pas faciles à apprivoiser. Rien que pour les faire démarrer, il fallait déployer tout un rituel. En premier lieu, il vous fallait ramener la manette de gaz à la petite ouverture (en général, il n’y avait pas de ressort pour la ramener automatiquement au ralenti), choisir la position appropriée pour le starter en fonction de la température ambiante et retarder manuellement le point d’allumage de plusieurs degrés. Après quoi, il fallait s’employer à actionner le kick avec une certaine appréhension, en se préparant à recevoir un nième coup sur un tibia déjà endolori. Car le problème, avec les kick-starters, c’est le « retour de kick ». C’est particulièrement vrai si vous ne retardez pas suffisamment le point d’allumage, parce qu’à ce moment-là le moteur fait de l’avance à l’allumage et c’est votre tibia qui trinque quand le levier remonte brutalement. Quel est donc le secret d’un bon démarrage ? Maintenez votre engin en équilibre sur sa béquille, le pied gauche bien planté sur le sol, et faites peser progressivement tout le poids de votre corps sur le levier du kick pour faire tourner le moteur lentement en passant par le temps de détente puis le temps d’échappement, en jugeant du niveau de compression par le volume d’air qui sort de la soupape d’échappement. Lorsque le piston arrive en position d’admission, vous êtes prêt à enfoncer le kick et à démarrer. Mais avant de le faire, vérifiez qu’aucune représentante du beau sexe ne soit présente pour contempler votre tentative, pas plus que vos pires ennemis, parce que vous risquez fort d’avoir à leur faire montre d’une dépense d’énergie aussi spectaculaire qu’impotente.

Avant de démarrer, la tradition veut généralement que vous allumiez une cigarette et que vous la laissiez suspendue à vos lèvres à un angle qui suggère une coquette nonchalance. Tant que vous y êtes, faite une prière pour la bonne marche du processus d’atomisation du carburant. Après tout, si vous n’étiez pas foncièrement optimiste, vous ne seriez pas motard.

Au bout d’une dizaine de vigoureux coups de jarret, le front baigné de transpiration, il est possible que vous puissiez enfin prendre votre envol. La première récompense de vos efforts sera la sensation du vent qui fouette votre visage enfiévré. Mieux encore, le plaisir brutal de l’accélération vous éloignera du piteux spectacle que vous venez d’offrir. Ce qui ne veut pas dire que tous vos soucis se soient dissipés. D’abord, il vous faudra ajuster manuellement le point d’allumage en fonction du poids et de la vitesse. Ensuite, il faudra que votre moteur soit convenablement lubrifié.

Petit traité de lubrification : de la pompe manuelle à la loupiote du crétin

Dans son ouvrage Motor Cycling, publié en 1937, Phil Irving nous informe que, « à l’origine », les fabricants de motos « se contentaient de fournir une pompe manuelle actionnée par le conducteur et qui permettait de verser une petite quantité d’huile dans le réservoir ». Et il ajoute :

Il faut bien admettre que, tant que la vitesse de ces engins restait relativement peu élevée et que l’aluminium n’avait pas remplacé la fonte dans la fabrication des pistons, ce système marchait beaucoup mieux qu’on aurait pu s’y attendre. […] Une autre raison de son succès était que le conducteur pouvait calibrer l’alimentation en huile de son moteur à sa guise, en fonction de l’usage qu’il souhaitait en faire. C’est certainement là un avantage pour un système de lubrification. […] Mais le point faible du système manuel, c’est qu’il dépendait entièrement de la mémoire de l’usager et que, par conséquent, le motocycliste oublieux voyait souvent sa négligence sanctionnée par des factures de réparation assez salées, tandis que son homologue trop prudent utilisait deux fois plus d’huile que ce dont il avait besoin à seule fin d’éviter cette mésaventure2.

Les premières motos n’étaient pas très pratiques. Ou plutôt, elles étaient sans doute légèrement plus pratiques que les chevaux (enfin, je suppose), mais pas de beaucoup. Contrairement aux engins actuels, elles faisaient fond sur les qualités morales et intellectuelles du conducteur ; en lui laissant la liberté d’ajuster « à sa guise » la quantité d’huile nécessaire, elles mettaient en jeu sa négligence ou son excès de prudence. Être motard, c’était alors accepter de sortir de soi-même et s’engager dans une relation conflictuelle, tantôt hostile, tantôt amoureuse, avec un objet matériel qui n’était pas une simple extension de votre volonté, un peu comme une monture rétive. Il vous fallait au contraire adapter votre volonté et votre jugement à l’existence têtue d’une série de facteurs physiques contraignants. Les vieilles motos ne flattaient pas l’ego du conducteur, elles l’éduquaient.

Tous les parents savent que les nourrissons sont convaincus que l’univers tourne autour d’eux et que tous leurs besoins devraient être gratifiés instantanément. Je suis convaincu qu’au stade initial de la technologie automobile, maîtriser une moto contribuait à faire de vous un adulte, de la même façon qu’apprivoiser les animaux de ferme qui habitaient sans doute la même grange que votre engin à deux roues. Les coups de kick dans les tibias, c’est comme les coups de sabot de mule, ça vous forme un homme.

Cela ne veut pas dire que je prône le retour à la technologie du début du XXe siècle. Il faut bien le reconnaître, ces vieilles motos sont une prise de tête infernale. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt d’examiner la signification morale de la culture matérielle et de suggérer qu’il existe sur le versant de la consommation des forces analogues à celles que nous avons vu agir sur le versant de la production. Dans les deux cas, ce que l’on constate, c’est une élimination progressive des occasions d’exercer le type de jugement que les premiers motocyclistes devaient mettre en œuvre pour maîtriser leur engin. L’exigence de ce type de capacité de jugement est une caractéristique de l’excellence humaine (au sens aristotélicien du terme). Elle est une vertu intellectuelle qui a besoin d’être cultivée avec assiduité, ce qui suppose un autre type d’attitude que le détachement contemplatif. Elle exige que l’usager se mette en jeu, qu’il manifeste une forme d’intérêt qui ne peut être suscité que par un engagement corporel, une confrontation avec une réalité qui peut faire mal, comme un retour de kick. Le corollaire d’un tel engagement est le développement de ce qu’on pourrait appeler une vertu « infra-éthique » : l’usager assume sa responsabilité face à la réalité extérieure ainsi que sa disposition à se laisser éduquer par elle. Sa volonté se soumet dès lors à un processus simultané de domestication et de concentration à travers lequel l’individu cesse de ressembler à un bébé en colère qui ne connaît que son désir. C’est de cette façon que l’éducation technique semble pouvoir contribuer à l’éducation morale tant des consommateurs que des producteurs.

Cette pédagogie morale implicite à la culture matérielle a diverses incarnations. Prenez cette publicité pour un modèle de Mercedes haut de gamme parue le 17 juin 2007 dans le New York Times. Il s’agirait selon la réclame d’un véhicule « complètement intuitif ». C’est peut-être vrai ou faux, mais en tout cas, le sens du mot « intuitif » tel qu’il est ici employé est de création plutôt récente. Dans l’esprit des concepteurs d’équipement électronique qui en font ici usage, il s’agit de quelque chose d’assez différent de ce que le même terme pourrait éventuellement signifier en rapport avec, disons, un moteur de « Coccinelle » Volkswagen de 1963.

Avec l’introduction de l’équipement électronique, les réalités de base de la physique opèrent à une échelle tellement différente qu’elles échappent à l’expérience immédiate de l’usager. L’« interface » informatique ajoute une couche d’abstraction supplémentaire en dissimulant la logique d’origine humaine du programme qui régit le logiciel. Or la logique, tout comme la physique, est une réalité têtue et résistante. L’interface, pour sa part, est censée être « intuitive », ce qui signifie qu’elle prétend garantir le minimum de friction psychique entre l’intention de l’usager et sa réalisation. Or, c’est justement ce type de résistance qui aiguise la conscience de la réalité en tant que facteur indépendant. Mais quand les outils informatiques fonctionnent, la dépendance de l’usager (par rapport aux programmateurs qui se sont efforcé d’anticiper tous ses besoins en construisant leur interface) reste totalement imperceptible, et plus rien ne peut venir déranger son autisme. L’empire grandissant de l’électronique agit comme un masque qui escamote le domaine de la mécanique.

Pour mesurer la distance sidérale qui nous sépare des temps héroïques de la lubrification manuelle des motocyclettes, il suffit de savoir que certains des modèles actuels de Mercedes ne disposent même pas d’une jauge à huile. Il n’est guère de meilleure illustration de l’évolution de notre rapport aux machines. Quand le niveau d’huile est trop bas, c’est désormais une instruction tout à fait générique qui apparaît sur l’écran du tableau de bord : « ARRÊT SERVICE ». Le problème de la lubrification a été reformulé par l’univers fluide et sans aspérités de l’outillage électronique. De ce point de vue, il cesse d’avoir un sens concret pour l’usager et n’est plus un objet de préoccupation active que pour le technicien ad hoc. Ce qui, dans un sens, augmente certainement la liberté et l’indépendance du conducteur de Mercedes, lequel n’a plus besoin de farfouiller dans son moteur armé d’une jauge et de chiffons graisseux.

Mais dans un autre sens, le conducteur est en fait devenu plus dépendant. Il a en quelque sorte « délocalisé » le souci de prêter attention à son niveau d’huile, et le prix qu’il paye pour ce souci en moins, c’est qu’il est désormais prisonnier d’une relation plus intime et plus exhaustive, on pourrait presque dire plus maternelle, avec… avec quoi au juste ? Pas avec le technicien de service chez le concessionnaire, du moins pas directement, en raison des couches de bureaucratie qui s’interposent entre eux. La véritable dépendance s’exerce à l’égard d’entités collectives abstraites auxquelles nous n’attribuons une personnalité qu’au sens juridique du terme : le concessionnaire qui emploie le technicien ; Daimler AG (Stuttgart, République fédérale d’Allemagne), qui gère le plan d’entretien et assure la garantie constructeur ; et en dernière instance, les actionnaires de Mercedes, individus anonymes et sans lien entre eux, dont l’existence collective minimise le risque financier lié à la lubrification insuffisante de votre moteur. Voilà donc que votre niveau d’huile est investi par une série d’intérêts collectivisés et absentéistes sans que personne, toutefois, en assume vraiment la responsabilité. Si c’est bien là un des phénomènes que nous inscrivons dans la rubrique « mondialisation », nous constatons que les tentacules de cet étrange animal se déploient jusque dans des domaines que vous pouviez considérer comme strictement réservés, comme la quantité d’huile dans votre carter.

Il fut un temps où, outre la jauge d’huile, l’automobiliste disposait d’une interface assez primaire mais conceptuellement similaire au système sophistiqué des nouvelles Mercedes. En anglais, elle était désignée de façon humoristique comme idiot light, la loupiote du crétin. Vous pouvez être certain que le manuel du propriétaire de Mercedes ne parle pas d’idiot system au moment de décrire l’interface informatique du véhicule : le jugement négatif implicite dont ce terme était jadis porteur n’est plus de mise aujourd’hui. En vertu d’une logique culturelle parfaitement insondable, ce qui hier était une preuve d’idiotie devient aujourd’hui désirable.

Il faut bien comprendre qu’en réalité il n’y a eu aucune innovation technologique qui éliminerait la nécessité d’être attentif à la consommation d’huile et aux fuites éventuelles de votre moteur. Au bout d’un certain nombre de kilomètres, votre consommation d’huile continuera à augmenter, des fuites se présenteront, et un niveau de lubrification insuffisant entraînera de sérieux problèmes mécaniques. Les nouveaux modèles de Mercedes n’ont rien de magique, même si l’absence de jauge d’huile peut encourager cette superstition. Les faits élémentaires de la physique n’ont pas changé, ce qui a changé c’est la conscience que nous en avons, et la nature fondamentale de notre culture matérielle3.

Responsabilité active ou autonomie ?

Les mains pleines de cambouis, l’engagement corporel à l’égard de la machine sont autant d’expressions d’une forme d’agir humain (agency). Et pourtant, c’est le déclin de ce type d’engagement, tel qu’il est encouragé par le progrès technologique, qui explique l’accroissement de notre autonomie (autonomy). Faut-il y voir un paradoxe ? Si nous n’avons plus à fourrager dans les entrailles de nos machines, nous sommes désormais libres de nous contenter d’en faire l’usage qui nous agrée. Il semble donc qu’il existe une tension entre un certain type d’agir humain et un certain type d’autonomie. Voilà qui mérite réflexion. Ma moto dispose d’un démarreur électrique, d’un allumeur à avance centrifuge, d’une pompe à huile automatique, et je préfère passer mon temps à la conduire qu’à bricoler dessus. Je suis donc parfaitement prêt à admettre que ces innovations sont tout à fait positives, au cas où le lecteur aurait un doute là-dessus.

Mais je souhaite aussi souligner qu’il existe toute une idéologie du choix, de la liberté et de l’autonomie qui, si l’on y regarde de plus près, n’est pas tant l’expression de l’épanouissement d’un Moi enfin émancipé des contraintes matérielles qu’une nouvelle contrainte qui nous est imposée. En témoignent les slogans préférés de la publicité, où il n’est plus question que de Choix et de Liberté, d’un Monde sans Frontières, des Possibilités infinies qui nous sont offertes, et autres mots d’ordre existentialistes exaltants qui définissent l’identité du consommateur. Leur invocation constante finit en fait par ressembler à un système disciplinaire. Comme si l’épanouissement et la liberté personnels ne pouvaient s’exprimer que par l’achat de nouveaux gadgets, jamais par la préservation de ce qu’on possède déjà.

S’interroger sur le sens du travail manuel, c’est en fait s’interroger sur la nature de l’être humain. Pour comprendre ce qu’est une manière d’être spécifiquement humaine, il faut comprendre l’interaction manuelle entre l’homme et le monde. Ce qui revient à poser les fondements d’une nouvelle anthropologie, susceptible d’éclairer notre expérience de l’agir humain. Son objectif serait d’analyser l’attrait du travail manuel sans tomber dans la nostalgie ou l’idéalisation romantique, mais en étant simplement capable de reconnaître les mérites des pratiques qui consistent à construire, à réparer et à entretenir les objets matériels en tant que facteurs d’épanouissement humain.

Pour percer à jour les illusions de l’idéologie de la liberté, il suffit de penser à la musique. On ne peut pas être musicien sans apprendre à jouer d’un instrument spécifique et se soumettre à la discipline des frettes ou du clavier. La puissance d’expression du musicien repose sur une obéissance préalable ; sa créativité dépend d’une constante et stricte observance. Observance de quoi ? Il s’agit parfois des enseignements d’un maître, mais ce n’est pas toujours nécessaire puisqu’il existe des musiciens autodidactes. Ce à quoi obéit en fait le musicien, ce sont les caractéristiques mécaniques de son instrument, lesquelles répondent à leur tour à certaines nécessités naturelles de la musique qui peuvent être exprimées en termes mathématiques. Ainsi, par exemple, diviser par deux la longueur d’une corde soumise à une tension constante augmente la note d’une octave. Ces faits élémentaires ne dépendent pas de la volonté humaine, et il est impossible de les altérer. Il me semble que l’exemple du musicien met en lumière la caractéristique fondamentale de l’agir humain, à savoir le fait qu’il ne se déploie qu’à l’intérieur de limites concrètes qui ne dépendent pas de nous4.

Ces limites ne sont pas nécessairement physiques. Prenons l’exemple de l’expérience de l’apprentissage d’une langue étrangère, décrite de façon admirable par Iris Murdoch :

Si je fais l’apprentissage d’une langue, le russe par exemple, je me trouve confrontée à l’autorité d’une structure qui commande mon respect. C’est une tâche difficile, avec un objectif à long terme et qui ne sera peut-être jamais entièrement atteint. Or mon travail est comme la révélation progressive de quelque chose qui existe indépendamment de moi. L’attention est récompensée par la connaissance d’une réalité. L’amour de la langue russe me détourne loin de moi-même au profit de quelque chose d’autre, quelque chose dont il n’est pas au pouvoir de ma conscience d’annexer, d’absorber, de dénier ou d’exorciser la réalité5.

Dans toute discipline un peu ardue, qu’il s’agisse du jardinage, de l’ingénierie structurale ou de l’apprentissage du russe, l’individu doit se plier aux exigences d’objets qui ont leur propre façon d’être non négociable. Ce caractère « intraitable » n’est guère compatible avec l’ontologie du consumérisme, qui semble reposer sur une tout autre conception de la réalité. Le philosophe Albert Borgmann propose une distinction qui éclaire bien cette différence : celle entre réalité contraignante et réalité disponible, qui correspond à la distinction entre les « choses » et les « appareils ». Dans le premier cas, le sens émerge des qualités inhérentes des objets, dans le second, il répond à la labilité de nos besoins psychiques.

A. Borgmann évoque la musique, qui illustre à ses yeux le « déclin de la réalité contraignante et de la prééminence de la réalité disponible ». La pratique d’un instrument de musique a fortement décliné, en lieu de quoi les gens préfèrent écouter leur chaîne hi-fi ou leur iPod. Un instrument est « difficile à maîtriser et se caractérise par des limites expressives intrinsèques », tandis qu’une chaîne hi-fi n’exige aucun effort de notre part et met instantanément à notre disposition tous les genres de musique possibles, ce qui nous gratifie certainement d’un certain type d’autonomie musicale.

La chaîne hi-fi en tant qu’appareil se différencie nettement de l’instrument de musique en tant que chose. Une « chose », au sens où je souhaite utiliser ce terme, possède un caractère accessible et intelligible, et mobilise l’engagement actif et compétent de l’être humain. La chose est liée à la pratique, l’appareil à la consommation. Les choses sont les éléments constitutifs de la réalité contraignante, les appareils offrent une réalité disponible6.

Un exemple d’« engagement actif et compétent de l’être humain » est une famille rassemblée autour d’un de ses membres guitariste et chantant des chansons. Il s’agit là d’une illustration de ce qu’A. Borgmann appelle une « pratique focale », à savoir « un investissement ferme, régulier et généralement collectif autour d’un objet focal » (en l’occurrence une guitare). De tels objets « unifient notre univers et projettent du sens de façon tout à fait différente des effets de diversion et de distraction engendrés par les marchandises7 ».

Les catégories définies par A. Borgmann nous aident à saisir que la tension entre agir humain et autonomie peut se manifester dans la signification même des choses, ou plutôt de notre relation aux choses.

Nostalgie précuisinée

Je suppose que la plupart des gens sont plus ou moins conscients de la différence entre engagement actif et consommation distraite. Et de fait, cette conscience est utilisée comme un argument de vente supplémentaire par les publicitaires, qui connaissent fort bien notre aspiration à une forme d’authenticité perdue dans nos rapports avec les choses. Ils savent que nombre de consommateurs ont la nostalgie des pratiques focales suscitées par certains objets, ceux qui « unifient notre univers et projettent du sens ».

C’est ainsi qu’une publicité pour la Yamaha Warrior parue dans le numéro de juillet 2007 du mensuel Motor Cyclist affiche la légende suivante : « La vie est ce que vous saurez en faire. Commencez à la faire vôtre. » La photo montre un motard dans son garage, profondément absorbé par l’entretien de son véhicule. On voit des pièces détachées de motos sur les étagères qui surplombent son vénérable établi et un assortiment de boîtes à outils rébarbatives, toutes peintes d’une classique couleur rouge vif et visiblement utilisées à bon escient. Notre mécanicien amateur ne sourit pas devant l’objectif ; il est complètement captivé par sa tâche. En petits caractères, une deuxième légende développe la première : « La Yamaha Warrior 1670cc à moteur à injection. C’est nous qui l’avons fabriquée. C’est vous qui la faites vôtre. » En caractères encore plus petits, on peut lire : « Il n’y a qu’une vie – autant ne pas la gâcher. Alors si vous achetez la AMA Prostar Hot Rod Cruiser Class Champion Warrior, procurez-vous aussi les nombreux accessoires Star Custom, vous ne regretterez pas le résultat : impressionnant et très personnalisé. »

On apprend donc (mais en toutes petites lettres) qu’en définitive, notre ami bricoleur est simplement en train de fixer un accessoire quelconque sur son engin. Ce qui rappelle un peu ces voitures jouets où tout ce que l’enfant a à faire, c’est d’appliquer des décalcomanies sur la carrosserie. La culture des motards conserve encore un vague souvenir de la nature nettement plus exigeante des premières générations de motos, et c’est sans doute cette nostalgie que la publicité de Yamaha cherche à évoquer. De même, dans les années 1950, quand la pâtisserie à domicile commença à être remplacée par le mélange pâtissier standardisé, la multinationale de l’agroalimentaire General Mills inventa la marque Betty Crocker, qui proposait des mélanges incomplets. La cuisinière devait ajouter elle-même tel ou tel ingrédient, et son amour-propre s’en trouvait ainsi satisfait. La Yamaha Warrior, avec ses accessoires en options, c’est un peu la Betty Crocker du motocyclisme, précuisinée dans le four micro-ondes du consumérisme.

Ce faisant, Yamaha ne fait guère que marcher dans les traces de l’industrie automobile. Depuis quelques années, les fabricants se sont rendu compte du volume de profits qui pouvaient être accumulés dans le secteur des services après-vente et ont donc décidé de le coloniser, en quelque sorte. C’est comme ça qu’aujourd’hui, si vous allez chez un concessionnaire Toyota pour jeter un coup d’œil à une Scion (leur modèle meilleur marché, visant une clientèle jeune), on vous donnera une brochure pleine de photos de modèles extravagants de Scion customisées, accompagnées de portraits de leurs créateurs, généralement affublés d’un masque de soudure et de l’inévitable débardeur8. Toute l’affaire consiste à vous vendre une ligne d’accessoires qui peuvent être combinés de tellement de façons différentes que Toyota vous garantit que votre véhicule reflétera « votre personnalité unique ». Notez qu’on passe ici de la notion d’activité (le type avec son masque de soudure) à celle de Personnalité, de Moi expressif dont l’autonomie se réalise à travers la gamme d’Options qui s’offre à lui – ou plutôt qui est identique à cette gamme d’Options. Mais choisir, ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre de produits ne manque pas d’invoquer la « créativité » à tout bout de champ.

Le décentrement du faire

Qu’ils soient de droite ou de gauche, les experts en critique culturelle mentionnent souvent le « problème de la technologie ». En général, ce type de discours déplore notre obsession du contrôle, comme si le problème était la tendance à la réification généralisée exercée par un sujet ivre de pouvoir et débouchant sur le triomphe de la « rationalité instrumentale ». Et si l’instrumentalité était en fait inhérente à notre être, si nous étions en réalité gouvernés par une orientation pragmatique innée, si l’usage des outils était un aspect fondamental de la manière dont les êtres humains habitent le monde ? Le philosophe antique Anaxagore écrivait que « c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux9 ». Le premier Heidegger considérait l’« être à portée de main », la « maniabilité » (Zuhandenheit) comme étant pour nous le mode originaire d’apparition des choses dans le monde : « Le mode prochain de l’usage n’est pas ce connaître qui ne fait plus qu’accueillir l’étant, mais la préoccupation qui manie, qui se sert de… – et qui d’ailleurs possède sa “connaissance” propre10. »

Si ces penseurs sont dans le vrai, alors le sens du « problème de la technologie » est pratiquement à l’opposé de ce que l’on avance généralement : ce qui fait problème, ce n’est pas la « rationalité instrumentale », mais le fait que nous vivons dans un monde qui, justement, ne sollicite pas l’instrumentalité incarnée qui est consubstantielle à notre être. Nous avons trop peu d’occasions de vraiment faire quoi que ce soit parce que notre environnement est trop souvent prédéterminé à distance.

C’est justement cette expérience d’une vie vécue par télécommande qui exaspère l’esprit indépendant et qui offense l’orgueil qu’il puise dans ce sentiment d’indépendance (self-reliance). Mais il se peut que ce type de réaction soit de moins en moins fréquent. La personnalité moderne est en train d’être réorganisée à partir des prémisses de la consommation passive, et ce dès le plus jeune âge. La dernière tendance en vogue dans les centres commerciaux, ce sont les magasins de jouets Build-a-Bear, où les enfants sont censés fabriquer leur propre ours en peluche. J’ai visité une de ces boutiques, et ce qui se passe en fait, c’est que le bambin choisit le look et les vêtements de son nounours sur l’écran d’un ordinateur, après quoi la peluche est fabriquée pour lui. Il existe désormais quelque chose en avant de notre être, quelque chose qui prend soin de notre monde avec une sorte de sollicitude inquiétante. Le résultat, c’est la préemption de toute capacité d’agir incarnée (embodied agency), capacité qui est pourtant dans notre nature11.

Les enfants soumis à ce type d’expérience seront mieux adaptés aux modalités émergentes du travail et de la consommation. Ils seront moins enclins à souffrir de l’anxiété éprouvée par l’usager des toilettes que j’ai décrit au début de ce chapitre. Ils ne trouveront nullement étrange l’absence de jauge dans les nouveaux modèles de Mercedes.

Mais quelle est cette entité qui anticipe désormais toute notre activité ? Il s’agit d’un phénomène amorphe et difficile à nommer, mais qui a quelque chose à voir avec la notion de public. Il semble bien que le type d’activité qui donne forme aux objets soit de plus en plus l’affaire d’une sorte d’esprit collectif et que, du point de vue de l’individu, tout a déjà eu lieu ailleurs, loin de lui. Au moment de sélectionner les caractéristiques de votre ours en peluche, ou bien les différentes versions de votre Yamaha Warrior ou de votre Toyota Scion, vous n’avez plus le choix qu’entre des options prédéterminées. Chacune de ces options est présentée comme éminemment désirable en vertu d’une évaluation qui a déjà été effectuée par des personnes non identifiées, sans quoi elle ne serait pas exhibée comme une option dans le catalogue, justement. Ce qui veut dire que le consommateur est non seulement exproprié de toute capacité de production, mais aussi de sa capacité de jugement. (Au moment de planifier la customisation d’un véhicule, le fabricant doit harmoniser critères esthétiques et exigences fonctionnelles, sans oublier non plus les préoccupations de sécurité – il ne faudrait pas que son engin prenne feu, par exemple.) La décision finale est laissée au consommateur, mais c’est une décision qui se joue sur un terrain totalement balisé et ne mobilise plus qu’une vague préférence personnelle. Et comme le champ des options engendrées par les forces du marché se présente comme une forme d’inconscient collectif, la soi-disant liberté du consommateur peut parfaitement être interprétée comme la simple intériorisation de la tyrannie de la majorité.

L’idéal mercantile du Choix effectuée par un Moi autonome agit comme une espèce de drogue qui permet d’avaler la pilule du déclin de l’agir humain incarné, ou bien qui étouffe dans l’œuf le développement de cette capacité d’agir en fournissant au sujet des sources de satisfaction aisément accessibles. Dans le cadre de l’idéologie consumériste, la croissante dépendance factuelle de l’individu s’accompagne d’invocations de plus en plus stridentes de sa liberté théorique. Le paradoxe, c’est que cette idéologie nourrit notre narcissisme mais trahit notre amour-propre.

Mais considérons encore une fois la publicité de la Yamaha Warrior. N’exprime-t-elle pas quelque chose de contradictoire, qui nous suggère discrètement dans quelle direction nous orienter ? Toute l’efficacité de cette annonce repose sur l’existence d’une profonde insatisfaction et reconnaît sans ambiguïté notre identité profonde de manipulateurs d’outils. Les publicitaires ont fréquemment recours à l’image stéréotypée de l’individu engagé dans une pratique focale, complètement absorbé par son travail12. Et pourtant, ce que le produit ou le service vanté par la publicité nous propose le plus souvent, c’est de nous libérer des contraintes de cette pratique focale, comme dans le cas des accessoires pour véhicules customisés. Mais ce que l’image nous présente, c’est l’image d’un savoir-faire issu d’un long apprentissage, le genre de compétence qui permet à l’individu de s’épanouir pleinement à la tâche. Car les spécialistes du marketing partagent bien l’intuition que ce n’est pas le produit mais la pratique qui est vraiment séduisante.


Notes du chapitre 3

1. Et il faut bien admettre que notre homme vit une sorte d’illusion. La poignée d’un robinet traditionnel flatte l’usager en lui laissant croire qu’il a quelque chose à voir avec l’apparition du filet d’eau, alors qu’en réalité celle-ci dépend surtout de toute une infrastructure de canalisations et de plomberie à laquelle il ne pense guère. Le vrai changement historique, c’est le moment où l’usager n’a plus besoin d’aller lui-même puiser un seau d’eau à la rivière. Au fond, la disparition de la poignée de robinet ne fait que mettre en lumière de façon plus crue sa dépendance à l’égard d’autrui, et c’est sans doute là la source de son malaise.

2. Phil IRVING, « How Engines Are Lubricated : The Development of Various Popular Systems », Motor Cycling, 3 mars 1937, p. 562.

3. Si Mercedes encourage la superstition, General Motors, de son côté, offre carrément un système théologique complet, et ce depuis l’introduction en 1997 du système OnStar, d’abord sur certains modèles de Cadillac, puis sur presque tous ses véhicules à partir de 2004. Grâce à un système de diagnostic de bord intégré, GM effectue une vérification mensuelle automatique de votre voiture et vous envoie un courrier électronique avec les résultats. Outre les problèmes éventuels, ce courrier vous indique la pression de vos pneus et vous signale le nombre de kilomètres restants avant votre prochaine vidange. Mais il y a mieux : ce système de diagnostic est désormais aussi relié au GPS et à votre téléphone portable. Les employés du centre de contrôle de OnStar sont ainsi capables d’identifier la position de votre véhicule par rapport au poste de Police secours le plus proche. Si l’ordinateur de bord indique que les airbags ont été activés, OnStar entre en communication téléphonique avec le conducteur. Si les passagers ont besoin d’aide, ou bien en l’absence de réponse, OnStar informe Police secours sur le possible accident et l’emplacement du véhicule. Vous n’avez plus besoin de prendre soin de votre voiture, c’est votre voiture qui prend soin de vous.

4. Il est d’autres critères auxquels le musicien doit obéir. Il interprète une composition préexistante, ou bien il improvise dans le cadre de formes mélodiques données. Dans ce cas, il ne s’agit pas de contraintes d’ordre naturel mais plutôt d’ordre culturel, comme celles qu’imposent la gamme mixolydienne ou l’interprétation d’un raga nocturne. À un autre niveau, il y a aussi la question du genre musical : qu’il s’agisse de hard-bop, de jazz cool de la côte ouest, de musique hindoustanie ou carnatique, ou d’un style quelconque de fusion, il n’y a pas invention ex nihilo. Bien entendu, du point de vue historique, les formes culturelles sont le fruit de l’exercice du libre arbitre de leurs créateurs : la gamme mixolydienne a bien dû être inventée par quelqu’un. Mais du point de vue du musicien contemporain x ou y, ces formes sont vécues comme un horizon de possibilités d’ores et déjà établies. Et de fait, les formes culturelles contingentes se présentent généralement à la majorité d’entre nous, qui ne sommes pas des génies, comme des formes nécessaires.

5. Iris MURDOCH, La Souveraineté du bien, Éditions de l’Éclat, Paris, 1994, p. 108-109.

6. Albert BORGMANN, Power Failure : Christianity in the Culture of Technology, Brazos Press, Grand Rapids, Mich., 2003, p. 31.

7. Ibid., p. 22.

8. Un de mes amis a acheté une Scion. Au départ, il voulait simplement une nouvelle voiture, et il ne réalisait pas que pénétrer chez un concessionnaire Toyota était aussi périlleux que mettre les pieds dans une librairie de la Scientologie. Une bonne partie du marketing de la Scion consiste à créer une atmosphère de culte religieux autour de ce véhicule. Quelques semaines après son acquisition, mon ami se rendit compte qu’il était « étiqueté ». À plusieurs reprises, alors qu’il s’apprêtait à récupérer sa voiture sur sa place de stationnement, il découvrit une carte postale sur son pare-brise. Il s’agissait d’invitations à des réunions censément spontanées destinées à célébrer le « style de vie Scion » avec d’autres conducteurs iconoclastes. Au bout d’un certain temps, l’impression d’être espionné commença à le faire sérieusement flipper.

9. Anaxagore, cité par ARISTOTE, Les Parties des animaux, 686a.

10. Martin HEIDEGGER, Être et temps, trad. Emmanuel Martineau, § 15, p. 67.

11. Bien entendu, ici, l’usage conventionnel est de recevoir un ours en peluche comme cadeau, pas de le fabriquer soi-même. De fait, un ours en peluche est un objet préexistant censé susciter notre affection, pas un work in progress. Ce qui est le plus inquiétant chez Build-a-Bear, c’est la façon dont cette innovation reflète les promesses de l’ingénierie génétique, qui en viendra peut-être elle aussi un jour à proposer un menu d’options aux parents. Il serait intéressant de savoir si les enfants éprouvent le même attachement pour leur nounours « optimisé » que pour une peluche normale, et si le même degré de générosité et de tolérance s’attache à un ours conçu en fait comme une projection du Moi.

12. Un de mes clients est l’assistant d’une photographe professionnelle. Il lui a parlé de mon atelier, qu’elle est donc venue visiter. Elle a aussitôt été séduite et m’a demandé de lui laisser utiliser l’espace de mon atelier pour des séances de photos. Un jour, elle est venue accompagnée d’un mannequin qui était censé jouer le rôle d’un mécanicien. Je mis à sa disposition une série d’outils et installai sur le pont une splendide Ducati 750GT de 1973. Le mannequin se saisit des outils et commença à scruter intensément la moto pendant que la photographe le mitraillait. Je lui demandai à quoi serviraient ces clichés, à quoi elle me répondit qu’il s’agissait de « photos de catalogue » qu’elle espérait pouvoir vendre un jour à telle ou telle entreprise. Bref, l’ambiance de travail de mon atelier était simplement un truc de marketing générique.