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Faire et penser : la grande divergence

L’émergence de la dichotomie entre travail manuel et travail intellectuel n’a rien de spontané. On peut au contraire estimer que le XXe siècle s’est caractérisé par des efforts délibérés pour séparer le faire du penser. Ces efforts ont largement été couronnés de succès dans le domaine de la vie économique, et c’est sans doute ce succès qui explique la plausibilité de cette distinction. Mais dans ce cas, la notion même de « succès » est profondément perverse, car partout où cette séparation de la pensée et de la pratique a été mise en œuvre, il s’en est suivi une dégradation du travail. Si nous arrivons à comprendre le processus à travers lequel un si grand nombre de métiers ont vu leurs tâches s’atomiser, nous serons mieux à même de reconnaître les domaines professionnels qui ont résisté audit processus et d’identifier les travaux qui continuent à favoriser pleinement le déploiement des capacités humaines.

Au cours des années 1950, les sociologues ont commencé à souligner certaines similitudes fondamentales entre les sociétés occidentales et les sociétés de type soviétique : dans chacune d’entre elles, un nombre croissant de professions connaissaient une simplification radicale de leur contenu. Il s’agissait dans les deux cas de sociétés industrielles où les tâches de planification et les tâches d’exécution étaient de plus en plus séparées. D’aucuns attribuaient parfois cette tendance à l’automation, mais des observateurs plus attentifs soulignaient qu’elle était le produit des exigences de la rationalité bureaucratique, à savoir la conséquence d’une technologie sociale enracinée dans la division du travail. La « machine » responsable était en fait le corps social lui-même, dont les différentes parties étaient de plus en plus standardisées. Au sein du bloc soviétique, ladite machine était soumise au contrôle central de l’État ; à l’Ouest, c’étaient les grandes entreprises qui étaient aux commandes.

En 1974, Harry Braverman publia une œuvre maîtresse de la littérature économique : Travail et capitalisme monopoliste : la dégradation du travail au XXe siècle. Braverman ne dissimulait pas ses convictions marxistes. Vu que la guerre froide est désormais derrière nous, nous pouvons de nouveau prendre en considération, sans crainte de faire face à un danger politique mortel, la théorie marxiste du travail aliéné. D’ailleurs, comme H. Braverman le reconnaissait lui-même, cette critique s’appliquait tout autant à l’Union soviétique qu’aux sociétés capitalistes. Dans son ouvrage, il offre une riche description de la dégradation de différents types de travaux. Ce faisant, il nous fournit rien de moins qu’une explication de la raison pour laquelle nous devenons chaque année un peu plus stupides : en dernière analyse, la dégradation du travail est une question cognitive, qui s’enracine dans la séparation entre le faire et le penser.

La dégradation du travail ouvrier

Dans l’analyse de H. Braverman, le coupable numéro un est le « management scientifique » ou l’organisation scientifique du travail, qui « pénètre dans les lieux de travail non en représentant de la science, mais en représentant de la direction, affublée des oripeaux de la science1 ». C’est Frederick Winslow Taylor qui a exposé pour la première fois avec le plus de franchise les principes du management scientifique dans son ouvrage du même nom, qui exerça une énorme influence pendant les premières décennies du XXe siècle. Staline était un grand fan de Taylor, de même que les initiateurs du premier programme de MBA (mastère d’administration d’entreprise) à Harvard, où l’auteur fut invité à donner un cours tous les ans. Comme l’explique Taylor, « les managers assument […] le fardeau de collecter le savoir traditionnel accumulé tout au long du passé par les travailleurs et de classifier, tabuler ce savoir et de le réduire à des règles, des lois, des formules2 ». C’est ainsi que le savoir professionnel dispersé est concentré entre les mains de l’employeur, puis resservi aux travailleurs sous la forme d’instructions détaillées leur permettant d’exécuter une partie de ce qui est désormais un procès de travail. Ce processus remplace ce qui était hier une activité intégrale, enracinée dans la tradition et l’expérience d’un métier, animée par l’intentionnalité du travailleur et l’image du produit fini qu’il formait dans son esprit. Par conséquent, poursuit Taylor, « toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification3[…] ». Il serait erroné de penser que l’objectif primaire de cette séparation est de rendre le procès de travail plus efficace. Permet-elle d’extraire plus de valeur d’une unité donnée de temps de travail ? Parfois oui, parfois non, mais là n’est pas la question. Car c’est plutôt la question du coût du travail qui compte ici. Une fois que les aspects cognitifs du travail ont été accaparés par une classe managériale séparée des travailleurs, ou mieux encore, une fois qu’ils ont été incorporés à un processus automatique qui ne requiert aucune forme de jugement ou de délibération, les travailleurs qualifiés peuvent être remplacés par des travailleurs non qualifiés moins bien payés. Taylor écrit aussi que la « totalité des possibilités » offertes par son système « ne se réaliseront pleinement que lorsque presque toutes les machines de l’atelier seront manœuvrées par des hommes de talent et de calibre inférieurs, et par conséquent meilleur marché que le type de main-d’œuvre requise par l’ancien système4 ».

Quel est dès lors le sort des travailleurs qualifiés ? L’idée naïve, c’est qu’« ils vont ailleurs ». Mais l’avantage compétitif en termes de coût du travail obtenu par l’entreprise taylorisée qui a séparé agressivement la planification de l’exécution oblige l’industrie tout entière à emprunter la même voie, et c’est toute une série de métiers qualifiés qui disparaissent dès lors complètement. C’est ainsi que le savoir-faire artisanal dépérit, ou plutôt qu’il se reproduit sous une forme différente, en tant qu’ingénierie abstraite du procès de travail. La conception du travail est désormais élaborée à distance du travailleur qui l’exécute.

Le management scientifique introduisit l’« analyse des temps et du mouvement » pour décrire les capacités physiologiques du corps humain en termes mécaniques. Comme l’écrit H. Braverman, « plus le travail est dirigé en fonction de mouvements types qui s’appliquent également aux travaux les plus variés, au commerce, aux services, etc., plus il dissout ses formes concrètes dans des gestes de travail de type général. Cet exercice mécanique des facultés humaines, selon des types de mouvements qui sont étudiés indépendamment du travail particulier à réaliser, amène à la conception marxiste de “travail abstrait”5 ». L’exemple le plus clair de travail abstrait est ce qui se passe sur la chaîne de montage. L’activité du travail autonome, maîtrisé par le travailleur lui-même, est dissoute ou démembrée en plusieurs parties et reconstituée en tant que procès de travail hétéronome contrôlé par le management en vertu d’un véritable saucissonnage.

Au début du XXe siècle, la production d’automobiles était assurée par des artisans recrutés dans les ateliers de construction de bicyclettes et de véhicules à traction animale. Il s’agissait de mécaniciens polyvalents qui savaient ce qu’ils faisaient. Dans The Wheelwright’s Shop, George Sturt raconte son expérience à la tête d’une petite entreprise familiale de fabrication de roues de chariots dont il assume la charge en 1884, soit peu de temps avant l’avènement de l’automobile. Sturt était jusque-là un maître d’école non dénué d’ambitions littéraires, mais il se voit tout d’un coup presque submergé par les exigences cognitives de son métier. Dans son atelier, où le travail s’effectue exclusivement à l’aide d’outils manuels, les compétences requises pour construire une roue commencent avec la sélection des arbres à abattre, le choix du bon moment de l’année pour les abattre, la préparation du bois, etc. À titre d’exemple, et pour nous en tenir à une seule tâche mineure parmi les dizaines de besognes qu’il décrit, voilà comment Sturt rapporte la fabrication d’une section de jante connue en anglais sous le terme technique de felloe :

Il est vain d’entrer dans le détail à ce stade ; car lorsque l’appareillage élémentaire est rassemblé pour ce processus d’apparence toute simple, la nature du matériau introduit une série infinie de variations. Une fois parachevés, deux felloes peuvent bien paraître fort similaires, mais c’est le travail du charron qui engendre cette impression. C’est lui qui a forgé cette ressemblance à partir de deux pièces de bois tout à fait dissemblables, car on ne rencontrera jamais dans la nature deux pièces identiques. Ici un nœud, là une crevasse, là encore un défaut de l’écorce ou un bois flache, tel ou tel degré d’épaisseur sont autant d’obstacles ou d’opportunités qui remettent en cause les solutions usuelles ou en offrent de nouvelles : presque à chaque minute, l’ingéniosité du travailleur est confrontée à un nouveau problème. À l’époque, il n’y avait pas de scie à ruban, comme maintenant [1923], et le menuisier ne pouvait pas plier impitoyablement à sa volonté, sans la moindre réflexion, la résistance du matériau. Ce dernier n’était pas alors une simple proie, une victime sans défense de la machine. Bien au contraire, les vertus spécifiques d’une pièce de bois déteignaient en quelque sorte sur l’individu qui savait l’apprivoiser6.

On ne s’étonnera donc pas que, lorsque Henry Ford introduisit la chaîne de montage en 1913, les travailleurs de l’époque, sans doute accoutumés aux richesses cognitives des formes de labeur traditionnelles, aient boycotté cette innovation. Comme l’écrit une des biographes de Ford, « les ouvriers éprouvaient une telle répugnance pour le nouveau système automatisé que, vers la fin de l’année 1913, chaque fois que l’entreprise voulait renforcer le personnel de ses ateliers avec 100 nouveaux travailleurs, elle devait en recruter 9637 ».

Il s’agit là apparemment d’un moment crucial dans l’histoire de l’économie politique. Il est clair que le nouveau système se heurtait à une résistance spontanée. Et pourtant, les travailleurs finirent par s’y habituer. Comment cela fut-il possible ? On pourrait poser la question autrement : quel type d’individus ont été les premiers à s’adapter, qui étaient ces 100 ouvriers sur 963 qui n’abandonnèrent pas la chaîne de montage ? Peut-être étaient-ils ceux qui éprouvaient le moins de répugnance envers ce nouveau mode de travail parce qu’ils tiraient moins de fierté de leurs facultés créatives, et étaient donc plus dociles. Et plus dénués d’esprit républicain, en quelque sorte. Mais ce processus d’autosélection initiale céda vite la place à quelque chose de plus systématique.

Contraint de suspendre de façon provisoire la logique taylorienne, Ford se vit obligé de doubler le salaire de ses travailleurs pour pouvoir faire fonctionner la chaîne. Comme l’écrit H. Braverman, cela « permit l’intensification du travail dans les usines, où les travailleurs étaient maintenant désireux de rester8 ». Et ces travailleurs préoccupés devenaient plus productifs. De fait, Ford lui-même reconnut ultérieurement que cette augmentation de salaire fut « une des décisions qui diminuèrent le plus les coûts de production » : elle lui permit de diviser par deux, puis par trois le temps de production rien qu’en augmentant la vitesse de passage de la chaîne. Ce faisant, il élimina tous ses concurrents, et avec eux la possibilité même d’autres façons de travailler. (Il élimina aussi par la même occasion la pression à la hausse exercée sur les salaires par l’existence d’emplois plus satisfaisants pour les travailleurs.) En 1900, il y avait 7 362 fabricants de véhicules sur roues aux États-Unis9. Après l’adoption de la méthode fordiste, l’industrie fut bientôt réduite à trois grandes entreprises automobiles. C’est ainsi que les travailleurs s’habituèrent peu à peu à l’abstraction de la chaîne de montage. Apparemment, celle-ci n’est susceptible d’inspirer de la répugnance qu’aux individus qui connaissent des façons plus gratifiantes de travailler.

C’est ici que le concept de salaire comme compensation (indemnité), comme on dit parfois en anglais, prend toute sa signification et son rôle central dans l’économie moderne. Un individu aux besoins limités se contentera de vouloir assurer sa subsistance à travers le travail le moins désagréable possible et, de fait, l’expérience des premiers entrepreneurs capitalistes du XVIIIe siècle, à une époque où nombre d’ouvriers travaillaient à la pièce à domicile, c’est que la quantité de travail à laquelle on pouvait les contraindre était limitée. Contrairement à toutes les hypothèses du « comportement rationnel », quand les employeurs augmentaient le taux de rémunération par pièce pour stimuler la production, ils obtenaient l’inverse de l’effet désiré : les travailleurs commençaient à fabriquer un moins grand nombre de pièces, étant donné que ce volume de production inférieur suffisait désormais à satisfaire leurs besoins. Ce que les capitalistes finirent par apprendre, c’est que la seule façon de les faire travailler plus était de jouer sur leur imagination en stimulant de nouveaux besoins et de nouveaux désirs. C’est ainsi qu’apparurent les spécialistes du marketing. Ces « ingénieurs de la consommation », ainsi qu’on les désignait encore pendant les premières décennies du XXe siècle, étaient armés des dernières découvertes de la psychologie expérimentale10.

L’adaptation des travailleurs à la chaîne de montage fut donc peut-être aussi facilitée par une autre innovation du début du XXe siècle : le crédit à la consommation. Comme l’a soutenu J. Lears, le paiement par mensualités rendit désormais pensables des dépenses qui étaient jadis impensables. Mieux encore, s’endetter devenait la norme11. Le fait d’acheter une nouvelle voiture à crédit devenait un signe de votre fiabilité. En lieu et place du vieux moralisme puritain, bien exprimé par la devise de Benjamin Franklin (qui, certes, n’était pas vraiment un puritain), « être frugal, c’est être libre », les premières décennies du XXe siècle donnèrent libre cours à la légitimation de la dépense. J. Lears voit un des symptômes de ce phénomène dans la publication en 1907 d’un livre modestement intitulé Les Nouveaux Fondements de la civilisation et dont l’auteur, Simon Nelson Patten, entreprenait d’inverser la signification morale de l’endettement et de la dépense, et de traiter la multiplication artificielle des besoins non plus comme un dangereux signe de corruption mais comme un élément du processus de civilisation. Et du processus de domestication des travailleurs. Car, comme l’écrit J. Lears, « l’endettement avait la vertu de discipliner les travailleurs, désormais captifs de leurs tâches routinisées dans les usines et les bureaux, durablement enchaînés à leurs postes de travail et payant régulièrement leurs mensualités ».

La dégradation du travail de bureau

Une bonne partie de la rhétorique futuriste qui sous-tend l’aspiration à en finir avec les cours de travaux manuels et à envoyer tout le monde à la fac repose sur l’hypothèse que nous sommes au seuil d’une économie postindustrielle au sein de laquelle les travailleurs ne manipuleront plus que des abstractions. Le problème, c’est que manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser. Les cols blancs sont eux aussi victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle. La part cognitive de ces tâches est « expropriée » par le management, systématisée sous forme de procédures abstraites, puis réinjectée dans le procès de travail pour être confiée à une nouvelle couche d’employés moins qualifiés que les professionnels qui les précédaient. Loin d’être en pleine expansion, le véritable travail intellectuel est en voie de concentration aux mains d’une élite de plus en plus restreinte. Cette évolution a des conséquences importantes du point de vue de l’orientation professionnelle des étudiants. Si ces derniers souhaitent pouvoir utiliser leur potentiel cérébral sur leur lieu de travail tout en n’ayant pas vocation à devenir des avocats vedettes, on devrait les aider à trouver des emplois qui, par leurs caractéristiques propres, échappent d’une façon ou d’une autre à la logique taylorienne.

Ce ne sont pas toujours les impératifs du profit qui régissent l’expropriation du savoir des professionnels ; le secteur public n’est pas étranger à cette évolution. Les tests standardisés limitent l’autonomie pédagogique des enseignants ; la stricte rationalisation des sentences réduit la marge de manœuvre évaluative des juges. Paradoxalement, ce sont nos instincts politiques libéraux qui nous poussent dans cette direction centralisatrice : nous répugnons à ce que de simples individus concentrent trop d’autorité entre leurs mains. Avec sa déférence à l’égard des procédures neutres, le libéralisme est par définition une politique de l’irresponsabilité. Au départ, cette tendance part des meilleures intentions – protéger nos libertés contre les abus du pouvoir –, mais elle s’est transformée en phénomène monstrueux qui élimine toute initiative individuelle, en particulier chez les salariés du public. Dans le privé, c’est la maximisation du profit plutôt que la méfiance envers l’arbitraire qui gouverne cette dynamique, mais le résultat est le même.

À l’origine, les « systèmes experts » – un terme créé par les chercheurs en intelligence artificielle – furent d’abord développés par les militaires pour satisfaire aux exigences du commandement opérationnel, avant d’être employés pour standardiser le savoir-faire industriel dans des domaines comme l’exploitation pétrolière ou l’entretien des lignes téléphoniques. Après quoi, ils furent appliqués au champ du diagnostic médical, puis à des activités hautement lucratives mais très opaques sur le plan cognitif, comme le conseil financier et juridique. Dans un ouvrage intitulé The Electronic Sweatshop, Barbara Garson explique en détail comment « un degré extraordinaire d’ingéniosité humaine a été mis au service de l’élimination de l’ingéniosité humaine ». D’après elle, tout comme dans le cas de la rationalisation taylorienne de l’atelier, la finalité des systèmes experts est de « transférer le savoir, les compétences et les capacités de décision des employés aux employeurs ». De même que l’analyse taylorienne des temps et des mouvements visait à fractionner chaque tâche en autant de parties élémentaires.

L’ingénierie cognitive moderne applique une analyse similaire au travail intellectuel, explorant l’anatomie du processus de décision au lieu de celle de la maçonnerie. L’analyse des temps et des mouvements s’est transformée en analyse des temps et des processus mentaux. […] La construction d’un système expert passe par le debriefing d’un expert en chair et en os et le clonage de son savoir par un ingénieur spécialisé. Cette procédure d’interview peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. L’ingénieur cognitif observe le travail de l’expert et lui demande quels sont exactement les facteurs qu’il prend en considération au moment de prendre ses décisions sur une base apparemment intuitive. Au bout d’un certain temps, ce sont des centaines, voire des milliers, de règles implicites et de procédures empiriques qui sont passées à la moulinette par l’ordinateur. Il en ressort un programme capable de « prendre des décisions » ou de « tirer des conclusions » de façon heuristique au lieu de simplement effectuer un calcul mécanique. Tout comme un véritable expert, un système expert est censé pouvoir formuler des inférences à partir de données incomplètes ou aléatoires qui semblent suggérer ou exclure telle ou telle option. En d’autres termes, le système expert a recours à une forme de jugement (ou s’y substitue)12.

L’expert humain qui voit ainsi son savoir cloné accède en quelque sorte à une espèce d’immortalité et de superpouvoir. Mais ce sont ses collègues et ses successeurs qui sont définitivement expropriés à travers ce processus de centralisation de l’expertise. Comme l’écrit Garson, « cela signifie que, dans le secteur du conseil et des services aux personnes, de plus en plus de gens fonctionneront comme des diffuseurs plutôt que comme des créateurs ». C’est un processus tout à fait similaire que décrit Richard Sennett dans La Culture du nouveau capitalisme, en particulier dans des secteurs d’avant-garde comme la haute finance, la technologie de pointe et les services sophistiqués : le véritable travail intellectuel y est toujours plus concentré aux mains d’une élite de plus en plus réduite. Il apparaît donc que nous devons adopter une vision plus désenchantée du « travail mental » et rejeter l’image d’une grande vague d’intellectualisation généralisée qui irriguerait l’entièreté du monde du travail. Bien au contraire, c’est plutôt un raz-de-marée de déqualification en col blanc qui s’annonce à l’horizon. Espérer une autre issue revient à compter sur une inversion de la logique fondamentale de l’économie moderne, qui alimente une sorte de « stratification cognitive ». Je ne vois d’ailleurs pas sur quoi un tel espoir pourrait s’appuyer, même si les leçons de l’histoire peuvent nous suggérer que ce type d’expectative pourrait être utilisée pour préparer à l’aliénation bureaucratique les jeunes gens qui entrent sur le marché du travail, de la même façon perverse que l’idéologie des arts et métiers préparait en fait les travailleurs à la discipline de la chaîne de montage.

Tout le monde peut être Einstein

La dernière version de l’évangile post-industriel est résumée par une formule à la mode, celle de l’« économie créative ». Dans The Rise of the Creative Class, Richard Florida nous présente l’image de l’individu créatif comme membre d’une nouvelle classe sociale en pleine expansion. « Des rebelles excentriques opérant dans les marges bohèmes de la société » sont désormais « au cœur même du processus d’innovation […] dans le domaine des sciences et de l’ingénierie, de l’architecture et du design, de l’enseignement, des arts, de la musique et de l’industrie du spectacle et des loisirs », et viennent grossir les rangs des « professions créatives dans le secteur des affaires et de la finance, du droit, de la santé et autres domaines apparentés13 ».

Dans un article complémentaire de son livre, R. Florida invoque Albert Einstein pour nous donner une idée de ce qu’est un individu créatif et autonome, figure sociale soi-disant de plus en plus répandue : « Déjà plus de 40 millions d’Américains travaillent dans le secteur créatif, qui a gagné 20 millions d’emplois depuis les années 198014. » Et, d’après R. Florida, certains de ces nouveaux Einstein travaillent dans les rayons de la chaîne de magasins d’électronique Best Buy.

En effet, nous informe le chantre de la classe des « créatifs », « le P-DG de Best Buy Brad Anderson a officiellement assigné à son entreprise la mission d’offrir “un environnement de travail inclusif et innovant permettant l’épanouissement intégral du potentiel de tous nos salariés, qui pourront donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir” ». Se faisant le porte-parole du porte-parole, Florida ajoute :

Les salariés sont encouragés à améliorer les procédés et les techniques de l’entreprise afin de rendre leur lieu de travail à la fois plus productif et plus agréable tout en augmentant les ventes et les profits. Dans bien des cas, un changement infime effectué dans les rayons – par un vendeur adolescent qui reconceptualise la présentation des produits Vonage, ou bien par un salarié immigré qui a l’idée d’élargir la clientèle et d’adapter les arguments de vente et les services en direction des communautés non anglophones – a été repris au niveau national, permettant d’encaisser des millions de dollars de revenus supplémentaires.

La présentation du rayon Vonage n’est donc pas simplement améliorée, elle est reconceptualisée. Tout ce qui survit à cet assaut de rigueur intellectuelle de la part du vendeur adolescent redescend dans les rayons. Une fois ses fondements conceptuels clarifiés, le rayon Vonage « reconceptualisé » engendre des millions de dollars de revenus supplémentaires. À quoi R. Florida ajoute :

Anderson […] aime à dire que la grande promesse de l’ère créative, c’est que pour la première fois dans notre histoire, le développement futur de notre compétitivité économique repose sur le plein épanouissement des capacités créatives de l’être humain. En d’autres termes, notre succès économique est de plus en plus lié à l’exploitation des talents créatifs de chaque individu15 […].

À quoi F. Levy, l’économiste du MIT, répond sèchement en observant que, « là où je vis, le salaire à l’embauche d’un employé de Best Buy est apparemment de huit dollars de l’heure16 ».

Mais ça n’a pas l’air de perturber R. Florida. Après tout, la « mission officielle » du P-DG de Best Buy, on l’a vu, est d’offrir un environnement de travail « permettant l’épanouissement intégral du potentiel de tous nos salariés, qui pourront donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir ». Apparemment, l’épanouissement intégral du potentiel des rebelles excentriques qui travaillent dans le secteur créatif de Best Buy est tout à fait compatible avec un salaire proche du minimum. C’est vrai, quoi, la vie de bohème obéit à des règles différentes, et ses pratiquants ne sont pas des prolétaires obsédés par le fric. Ces aristocrates de l’esprit savent « donner le meilleur d’eux-mêmes tout en y prenant du plaisir ». Florida nous offre ainsi l’image d’un vendeur immigrant qui agit sous le coup d’une idée. Sommes-nous prêts à croire que ces salariés adolescents ou immigrants incarnent l’unité retrouvée entre pensée et action qui prévalait chez l’artisan préindustriel, ou chez le gentleman inventeur ? Si l’on suit le raisonnement de R. Florida, le modèle Best Buy, c’est l’inversion radicale de la centralisation du travail intellectuel qui caractérise le capitalisme industriel.

Robert Jackall nous offre un compte rendu plus plausible du véritable rôle que jouent tous ces Einstein immigrants et adolescents chez Best Buy. Sur la base de centaines d’heures d’entretien avec des cadres supérieurs et des dirigeants, il conclut qu’un des principes du management contemporain est d’« abandonner la gestion des détails à la base et d’accumuler la reconnaissance du mérite au sommet17 ». Pour les chefs, la règle est donc d’éviter de prendre de véritables décisions, qui peuvent finir par nuire à leur carrière, mais de savoir concocter a posteriori des récits qui leur permettront d’interpréter le moindre résultat positif en leur faveur. À cette fin, les cadres dirigeants se consacrent exclusivement à manipuler des abstractions, laissant les détails opérationnels à leurs subordonnés. Si tout va bien, on dira : « L’élaboration de synergies transversales en matière de marketing dans le secteur des télécommunications et de l’électronique grand public a permis d’améliorer nos perspectives stratégiques au seuil du quatrième trimestre. » Si quelque chose cloche, on se justifiera comme suit : « La réorganisation du rayon Vonage ? C’est une idée de ce p’tit gars, là, comment il s’appelle déjà ? Bapu, ou quelque chose comme ça. J’vous jure, ces immigrés… » Là où Jackall perçoit une stratégie parfaitement faux cul d’évitement des responsabilités, R. Florida voit s’épanouir magiquement les cent fleurs du pouvoir des salariés : « L’exploitation des talents créatifs de chaque individu. »

Et de s’extasier : « Le contenu créatif de nombre d’emplois d’ouvriers et d’employés des services est en pleine expansion – un exemple majeur en étant les programmes d’amélioration continue des performances qui existent dans de nombreuses usines, et qui sollicitent tout autant les idées des travailleurs à la chaîne que leur effort physique18. » H. Braverman connaissait déjà ce type de management, caractérisé par « un semblant très étudié de “participation” ouvrière, par une gracieuse libéralité permettant au travailleur de régler sa machine, de changer une ampoule […] lui laissant l’illusion de décider alors qu’il ne fait que choisir entre des possibilités fixées et limitées par une direction qui, de façon calculée, ne laisse des choix que mineurs19 ».

R. Florida n’est pas le premier à voir des Einstein partout. Au début des années 1920, à la grande époque du taylorisme, un autre vrai croyant écrivait ainsi que « l’usine moderne est un champ d’expérimentation qui mobilise constamment le travailleur dans une démarche scientifique ». Un autre, encore, expliquait que « notre civilisation tout entière est une physique, n’importe quel ouvrier est physicien20 ». (Ce qui revient un peu à confondre une particule et la physique des particules.) Le rôle de R. Florida consiste à mettre au goût du jour l’image de ces mini-Einstein en nous offrant une vision existentialiste un peu kitsch de leur « créativité ». Cette vision, nous la connaissons bien depuis la maternelle : la créativité, c’est ce mystérieux potentiel tapi au cœur de notre individualité et dont il suffit simplement de stimuler l’« épanouissement » (en laissant les bambins barbouiller avec leurs doigts). La créativité, c’est ce qui se passe quand les gens sont libérés des conventions. D’après cette philosophie néo-baba, le look d’Einstein lui-même est lourd de significations, car quel autre moyen aurait-on de reconnaître « un rebelle excentrique opérant dans les marges bohèmes de la société » ?

En réalité, bien entendu, la véritable créativité est le sous-produit d’un type de maîtrise qui ne s’obtient qu’au terme de longues années de pratique. C’est à travers la soumission aux exigences du métier qu’elle est atteinte (qu’on songe à un musicien pratiquant ses gammes ou à Einstein apprenant l’algèbre tensorielle). L’identification entre créativité et liberté est typique du nouveau capitalisme ; dans cette culture, l’impératif de flexibilité exclut qu’on s’attarde sur une tâche spécifique suffisamment longtemps pour y acquérir une réelle compétence. Or, ce type de compétence est la condition non seulement de la créativité authentique, mais de l’indépendance dont jouit l’homme de métier. On peut faire l’hypothèse que c’est l’éthique libérationniste de ce qu’on appelle parfois la « génération de 68 » qui a ouvert la voie à notre dépendance croissante. Nous sommes disposés à réagir de façon positive à toute invocation de l’esthétique de l’individualité. La rhétorique de la liberté flatte nos oreilles. Le simulacre de pensée et d’action indépendantes qui se pare du nom de « créativité » accompagne trop facilement le discours des porte-parole de la contre-culture d’entreprise et, si nous ne sommes pas suffisamment attentifs, nos plans de carrière risquent d’être influencés par ce verbiage. Le mot « créativité » réveille notre puissante inclination au narcissisme ; ce faisant, il risque de nous orienter vers un avenir professionnel qui trahira nos espérances.

Portrait de l’homme de métier en philosophe stoïque

Contre les espoirs confus d’une transformation émancipatrice du travail, nous sommes ramenés aux contradictions fondamentales de la vie économique : travailler est pénible et sert nécessairement les intérêts de quelqu’un d’autre. C’est même pour ça que le travail est rémunéré. Ainsi rappelés à la dure réalité, nous pouvons enfin poser les bonnes questions : quelles sont nos véritables aspirations quand nous donnons à un jeune homme ou une jeune fille des conseils d’orientation ? La seule réponse valable, me semble-t-il, est une réponse qui évite l’utopisme sans pour autant perdre de vue le bien humain : un travail qui mobilise autant que cela s’avère possible la plénitude des capacités humaines. De tels propos relèvent tout à la fois du sens commun et d’une sensibilité humaniste ; ils vont à l’encontre de l’impératif central du capitalisme, qui ne cesse d’alimenter la divergence entre la pensée et l’action. Que faire ? Je n’ai pas de programme à proposer, rien qu’une série d’observations qui pourront intéresser quiconque a son mot à dire dans l’orientation des jeunes générations.

Dans la mesure où cela fait plus d’un siècle que le travail manuel est soumis à des processus de routinisation, on pourrait penser que les tâches manuelles qui subsistent en dehors des murs de l’usine sont désormais résistantes à toute forme de standardisation. Certes, on assiste encore à des évolutions à la marge. Ainsi, au cours des deux dernières décennies, les charpentes et les escaliers préfabriqués ont éliminé certaines des tâches les plus délicates des charpentiers qui travaillent pour les grandes firmes de construction ; même chose pour les portes « prêtes à poser ». Reste que les conditions physiques spécifiques des activités exercées par les charpentiers, les plombiers ou les mécaniciens auto sont trop variables pour que lesdites activités soient exécutées de façon robotique par des idiots. Elles exigent circonspection et capacité d’adaptation, à savoir le travail d’un être humain, pas l’impulsion aveugle d’un rouage de la machine. Les métiers manuels sont donc un refuge naturel pour les individus qui entendent exercer la plénitude de leurs facultés et se libérer non seulement des pouvoirs mortifères de l’abstraction, mais des espoirs fallacieux et des incertitudes croissantes qui semblent inhérents à notre univers économique.

Alors, quels conseils faut-il donner aux jeunes ? Si vous vous sentez une inclination naturelle pour la recherche universitaire, si vous avez un besoin urgent de lire les livres les plus difficiles et que vous vous croyez capables d’y consacrer quatre ans de votre existence, alors inscrivez-vous en fac. En fait, abordez vos études universitaires dans un esprit artisanal, en vous plongeant à fond dans l’univers des humanités ou des sciences naturelles. Mais si ce n’est pas le cas, si la perspective de passer quatre ans de plus assis dans une salle de classe vous donne des boutons, j’ai une bonne nouvelle pour vous : rien ne vous oblige à simuler le moindre intérêt pour la vie d’étudiant dans le simple but de gagner décemment votre vie à la sortie. Et si vous souhaitez quand même aller en fac, apprenez un métier pendant les vacances. Vous aurez des chances de vous sentir mieux dans votre peau, et éventuellement aussi d’être mieux payé, si vous poursuivez une carrière d’artisan indépendant qu’enfermé dans un bureau à cloisons (un « poste de travail modulaire », comme on dit élégamment), à manipuler des fragments d’information ou à jouer les « créatifs » de faible envergure. Certes, pour suivre ces conseils, peut-être faut-il posséder une veine un peu rebelle, car cela suppose de rejeter la voie toute tracée d’un avenir professionnel conçu comme obligatoire et inévitable.


Notes du chapitre 2

1. Harry BRAVERMAN, Travail et capitalisme monopoliste : la dégradation du travail au XXe siècle, Maspero, Paris, 1976, p. 78.

2. Frederick W. TAYLOR, Principles of Scientific Management, Harper and Brothers, New York, Londres, 1915, p. 36.

3. Frederick W. TAYLOR, Shop Management, Harper and Brothers, New York, Londres, 1912, p. 98-99.

4. Ibid., p. 105. Voir le témoignage devant le Congrès – en réponse à Taylor – de N. P. ALIFAS, président de la section 44 de l’Association internationale des opérateurs de machine-outil, in Industrial Relations : Final Report and Testimony, vol. 1, p. 940 sqq., rapport soumis au Congrès en 1916 par la Commission des relations industrielles.

5. Harry BRAVERMAN, Travail et capitalisme monopoliste, op. cit., p. 153-154.

6. George STURT, The Wheelwright’s Shop, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, p. 45.

7. Keith SWARD, The Legend of Henry Ford, Rinehart, New York, 1948, p. 49.

8. Harry BRAVERMAN, Travail et capitalisme monopoliste, op. cit., p. 127.

9. Thomas A. KINNEY, The Carriage Trade : Making Horse-Drawn Vehicles in America, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2004, p. 241.

10. Krishan KUMAR, From Post-Industrial to Post-Modern Society : New Theories of the Contemporary World, Blackwell Publishers, Cambridge, Mass., 1995, p. 33.

11. T.J. Jackson LEARS, « The American Way of Debt », New York Times Magazine, 11 juin 2006.

12. Barbara GARSON, The Electronic Sweatshop : How Computers Are Transforming the Office of the Future into the Factory of the Past, Penguin, New York, 1989, p. 120-121.

13. Richard FLORIDA, The Rise of the Creative Class : And How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, Basic Books, New York, 2002, p. 6 et 8.

14. Richard FLORIDA, « The Future of the American Workforce in the Global Creative Economy », Cato Unbound, 4 juin 2006, <www.cato-unbound.org>.

15. Ibid.

16. Frank LEVY, « Education and Inequality in the Creative Age », loc. cit.

17. C’est ainsi que Craig Calhoun reformule un des résultats des recherches de Jackall. Craig CALHOUN, « Why Do Bad Careers Happen to Good Managers ? », Contemporary Sociology, 18, no 4, juillet 1989, p. 544.

18. Richard FLORIDA, The Rise of the Creative Class, op. cit., p. 10. Barbara Ehrenreich offre un aperçu sarcastique sur ces méthodes, dont elle a fait l’expérience à l’occasion d’un programme d’orientation préalable à son embauche par Wal-Mart : « Sam [Walton] disait toujours – et on le voit en train de le dire –, “les meilleures idées viennent des associés”, par exemple l’idée d’une personne chargée d’accueillir les gens, un employé un peu âgé (pardon, un “associé”) qui reçoit personnellement chaque client à son entrée dans le magasin. Trois fois pendant la procédure d’orientation […] on nous rappelle que [cette idée] est née dans le cerveau d’un simple associé. Qui sait quelle révolution dans la vente au détail chacun d’entre nous a peut-être en tête ? Parce que nos idées sont les bienvenues, plus que bienvenues, et il ne faut pas que nous pensions à nos dirigeants comme à des patrons, mais comme des “dirigeants à notre service”. L’Amérique pauvre. Comment ne pas survivre en travaillant, Grasset, Paris, 2004, p. 220.

19. Harry BRAVERMAN, Travail et capitalisme monopoliste, op. cit., p. 39.

20. Ibid., p. 357.