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L’éducation d’un mécano

Un bon tailleur de diamants n’a pas les mêmes qualités qu’un bon dresseur de chiens. Le premier se caractérise par sa minutie, le second par son autorité. Différents types de travail attirent différents types de personnalité, et c’est une chance de trouver une profession qui corresponde à votre tempérament. On parle souvent de « diversité » et de « multiculturalisme » dans le système éducatif américain, mais on ne s’y préoccupe pas beaucoup de faire une place au type de diversité qui reflète les différentes qualités des individus, à savoir la diversité des dispositions. Ce qui nous préoccupe avant tout, ce sont d’une part les variables démographiques, de l’autre la division de la population en différentes classes cognitives. Dans les deux cas, cette approche réduit la gamme des qualités humaines à un ensemble de catégories très limitées, susceptibles d’être cataloguées sur un formulaire bureaucratique ou reflétées par une série de tests standardisés. Ce type de simplification sert plusieurs objectifs institutionnels. En nous pliant à ces objectifs, nous en venons à percevoir notre propre personnalité à la lumière de critères d’évaluation prédéfinis, oubliant que les buts de l’institution ne sont pas nécessairement les nôtres. Si tel ou tel établissement prestigieux ouvre formellement une porte d’entrée à telle ou telle carrière, nous ne pouvons pas ne pas l’emprunter. Mais quand une personne examine les différentes options professionnelles qui s’offrent à elle, et qu’elle se demande si ces options sont compatibles avec une vie digne d’être vécue, la question pertinente qu’elle doit se poser n’est peut-être pas celle de son quotient intellectuel, mais celle de savoir si son tempérament la porte plus à la minutie ou bien à l’autorité naturelle, par exemple. Et si cette jeune personne veut trouver un travail compatible avec son bien-être, sans doute fera-t-elle mieux de ne pas se précipiter aveuglément vers les passages obligés que définit l’institution.

Ces passages obligés sont aussi trop souvent de véritables camisoles de force. En témoigne l’usage des psychotropes pour contrôler les jeunes garçons, pour les « aider à se concentrer », comme le suggèrent les infirmiers scolaires, et remédier à leur inclination naturelle à l’action. Tout cela, bien entendu, sert aussi les intérêts de l’institution – et je sais de quoi je parle, j’ai moi-même enseigné un temps dans un lycée et j’aurais bien aimé disposer d’un brumisateur de Ritaline dans ma salle de cours, juste pour maintenir un minimum d’ordre. Il n’y a pas tellement d’individus qui soient naturellement enclins à rester sagement assis en classe pendant seize ans de scolarité, avant de passer éventuellement plusieurs décennies sagement assis dans un bureau. Depuis que les cours de technologie ont été démantelés, c’est pourtant devenu la norme pour tout le monde, alors même que nous nous gargarisons du terme « diversité ».

S’il est exact que différents types humains sont attirés par différents types de travail, l’inverse est également vrai : le métier forme l’homme. J’ai déjà abordé les aspects cognitifs du travail de mécanicien. Ce que je souhaite faire maintenant, c’est offrir un portrait plus complet du mécanicien lui-même, et décrire la relation entre sa manière de penser et sa manière de sentir. Quels sont donc les vices et les vertus spécifiques de ce métier ? Il me semble que l’idée de « disposition » est utile pour penser les effets que ce type de tâche a eus sur moi, et sur d’autres mécaniciens de ma connaissance. Ou bien faut-il croire que ce sont plutôt les individus dotés de telle ou telle disposition préalable qui sont spontanément attirés par la mécanique ? Quoi qu’il en soit, le terme « disposition » reflète quelque chose d’important que je souhaite ici explorer : l’imbrication réciproque de certaines qualités intellectuelles et de certaines qualités morales, telle qu’elle se manifeste à travers l’exécution d’une tâche.

L’apprenti apprenti

Une de mes premières expériences de travail extérieures à la communauté où je vivais fut un atelier de réparation de Porsche à Emeryville, en Californie1. À cette époque, Emeryville, située entre Berkeley et Oakland, à l’est de la baie de San Francisco, était un mélange de zone industrielle et de quartiers résidentiels afro-américains. Ma mère venait d’y acheter une maison et j’habitais avec elle. Je passais souvent devant l’atelier et j’admirais les Porsche 911 parquées dans la cour adjacente, derrière une clôture de fil de fer barbelé. Un jour, je me décidai à entrer et à demander s’il y avait du travail pour moi. Le patron, appelons-le Lance (ce n’est pas son vrai nom), m’interrogea sur mes compétences. Je lui racontai mes antécédents d’apprenti électricien, à quoi s’ajoutaient quelques notions de menuiserie. Une femme de notre communauté avait une formation de mécanicienne et m’avait enseigné à faire un réglage de moteur basique. Bref, je n’avais pas grand-chose à offrir.

Pour tester mes compétences, Lance me demanda de construire un meuble de rangement pour son bureau. Il me montra ce qu’il avait en tête : il s’agissait d’installer à l’extrémité de sa table de travail, et sur toute sa longueur, une structure à deux niveaux, avec une rangée de casiers verticaux plus larges à l’étage inférieur et plus étroits à l’étage supérieur. Ça n’avait strictement rien à voir avec les Porsche, mais je décidai de relever le défi et me mis au travail dans la cave de la maison de ma mère. Mon matériau était du contreplaqué de bois de rose, et je proposai à Lance plusieurs échantillons offrant différentes finitions pour qu’il choisisse laquelle était le plus à son goût. Je passai environ une semaine sur ce meuble et ne facturai à Lance que le coût des matériaux, soit cinquante-six dollars exactement. Je me rappelle bien le montant parce que j’étais un peu embarrassé par cette somme, qui me paraissait alors particulièrement élevée. Fallait-il que je fasse aussi payer à mon client le pot de teinture, vu qu’il m’en restait encore une bonne quantité ? Je décidai de facturer le pot entier, non sans éprouver un frisson d’audace. Ce n’était plus les petits boulots de la communauté, c’était un véritable business, et ce reste de teinture constituait mon profit. Une telle pusillanimité peut paraître risible a posteriori, mais je ressentis alors cette décision comme une forme d’affirmation de ma personnalité. J’étais tout excité par l’idée de ne plus être un communiste, mais un capitaliste, un véritable entrepreneur ; tout d’un coup, l’égoïsme n’était plus un vice, mais une vertu.

Lance parut tout à fait satisfait de mon meuble. Je fus donc embauché. On m’attribua un casier et j’héritai de plusieurs bleus de travail beaucoup trop grands pour moi et portant le nom d’un autre employé. Et puis je reçus mon premier ordre de mission. Je suppose que je m’attendais à ce qu’on me confie une tâche à connotation plus ou moins érotique, comme peloter un turbocompresseur ou lécher des pneus Pirelli P7 (combien d’ados de quinze ans partageaient les mêmes fantaisies fétichistes que moi en 1981 ?), parce que je me souviens bien de l’immense déception que je ressentis quand on me fit monter à l’étage supérieur pour m’y assigner un évier débordant de vaisselle salle. Lance vivait au-dessus de son atelier et sa piaule était une véritable porcherie. Dégoûté, je passai plusieurs jours à la nettoyer, dans un état de stupeur sans remède2.

Mais mon tour est bientôt venu de rejoindre le rez-de-chaussée, plus près des objets de ma convoitise. Cela faisait des années que j’admirais les Porsche rien que pour leurs formes, leur sonorité, et sur la base d’une vague mystique de la vitesse. Mais je ne connaissais pas grand-chose des détails de leur structure (sauf les pneus). On m’assigna au poste de nettoyage, qui n’était pas sans ressemblance avec l’évier du premier étage. Sauf que maintenant, au lieu d’employer l’eau du robinet, j’utilisais un produit de dégraissage délivré par une pompe et une brosse métallique, avec pour ordre exprès de ne jamais brosser la surface d’un joint pour ne pas l’endommager. Le poste de nettoyage était situé dans une zone obscure entre l’atelier lui-même, bien éclairé et équipé de haut-parleurs qui diffusaient les tubes de la station KOIT-FM, et la cour extérieure. Il s’agissait d’un rectangle de béton crasseux d’environ trois mètres sur six, couvert de pièces en attente de nettoyage. J’éprouvais au départ une certaine dissonance cognitive à les manipuler : il s’agissait bien de pièces de Porsche, avec toutes les qualités mystiques que je leur attribuais, mais elles étaient couvertes de toute la gangue de saleté accumulée sur les routes. Vues sous cet angle, elles n’avaient pas du tout l’air d’être « hautement performantes », elles paraissaient au contraire tout à fait banales et même un peu minables. Je ne manipulais pas des spoilers en « queue de baleine » portant l’élégante inscription Turbo Carrera en chrome ; non, je manipulais des supports de différentiel et des fusées de suspension, soit des éléments fonctionnels invisibles et totalement dépourvus de glamour.

De temps à autre, Lance me demandait de peindre au spray en noir les pièces nettoyées, après quoi il les réinstallait sur leur véhicule et prenait une photo de ces pièces censément « flambant neuves ». Il était clair qu’en quittant le territoire protégé de la communauté pour pénétrer dans l’univers du commerce, j’allais avoir besoin d’une période d’adaptation psychologique.

En ce qui concerne la nature de notre relation, ni Lance ni moi ne savions bien sur quel pied danser. Le jour où il m’a proposé de l’accompagner pour tester une 911 dont il venait de réparer les freins, j’ai pris cette invitation comme une offre d’amitié. Je n’étais jamais monté dans une Porsche. Nous étions censés traverser la ville et aller récupérer des pièces d’embrayage sur la 4e Rue à Berkeley. Une fois installé dans le siège du passager, j’ai entendu pour la première fois de l’intérieur de la carrosserie la sonorité si caractéristique de l’échappement du six cylindres boxer, âpre grondement maintenant réduit à un borborygme. J’ai baissé la vitre pour mieux écouter cette douce musique. Nous avons quitté l’atelier en trombe. Lance semblait tout d’un coup être parfaitement dans son élément. Toujours accélérant à fond, passé la troisième, nous roulions en direction du carrefour de l’avenue San Pablo, une artère très fréquentée. Nous étions déjà à moins de cent mètres de l’intersection et Lance ne faisait pas mine de vouloir ralentir. Avait-il vraiment l’intention de brûler le feu ? J’avais peine à le croire, et mon pied droit tâtonnait dans le vide, cherchant involontairement une pédale. À quinze mètres du passage piéton, Lance a actionné les freins. Le véhicule a stoppé instantanément, bien ferme sur ses quatre roues, comme si une main de géant l’avait plaqué brutalement sur ce morceau d’asphalte. Jamais je n’avais imaginé l’existence de freins aussi puissants.

De Powell Street, nous sommes entrés sur l’autoroute Interstate 80. C’était la fin de l’après-midi et il y avait beaucoup de circulation. Lance s’en donnait à cœur joie, slalomant entre les voies, doublant au centimètre près. Au début j’étais vraiment choqué qu’il se permette ces manœuvres acrobatiques avec la voiture d’un client, mais comme il semblait avoir une confiance absolue, et apparemment justifiée, en ses talents de conducteur, j’ai commencé peu à peu à me détendre. C’était la première fois que j’accompagnais un conducteur ayant une expérience de la compétition, et j’étais passablement excité. (L’atelier de Lance avait fait concourir une Porsche 930 et une Porsche 356 à Laguna Seca, un circuit de compétition de Monterey.)

Lance employait deux autres mécaniciens, un Mexicain et un Blanc. Un jour, ce dernier était sous le pont en train de travailler sur des freins, et Lance lui a demandé de m’apprendre un truc. Le type a choisi de me montrer comment graisser un roulement à billes : vous vous étalez une bonne couche de graisse dans la paume de la main et vous faites glisser le roulement dessus en appuyant bien. La graisse s’infiltre alors entre les billes. Vous continuez comme ça sur toute la circonférence et, une fois que vous avez fini, vous procédez de la même façon du côté opposé. C’est un travail important : un roulement à billes mal graissé tendra à s’user plus rapidement et à surchauffer, et finira soit par gripper, soit par casser, ce qui peut provoquer un accident. Mais à part ça, je n’ai pas appris grand-chose de plus et on a continué à me confier des tâches mineures. Lance n’éprouvait guère d’intérêt à me servir de mentor. Pourtant, avec ou sans mentor, mon éducation de mécanicien ne pouvait plus attendre, vu que mon propre véhicule, une Volkswagen Coccinelle de 1963, exigeait de constantes attentions.

La théorie du lacet

Mes tentatives solitaires d’intervention mécanique étaient une source de frustration constante. Tantôt c’était une vis ou un boulon rouillé qui cassait net (j’étais plutôt surpris quand j’arrivais à les dévisser sans problème), tantôt c’était le circuit électrique qui me jouait des tours. Fallait-il l’attribuer au piètre état du réseau grouillant de câbles à l’allure vaguement organique qui serpentait derrière mon tableau de bord ? D’après mes lectures, les problèmes de « régularité du moteur » (toussotements, trous à l’accélération, soubresauts) pouvaient être dus soit à des problèmes de carburateur, soit à des problèmes d’allumage. Cela semblait aussi souvent dépendre du climat. Ma Coccinelle était rétive à tous mes efforts pour la maîtriser, comme si elle obéissait à un malin génie plutôt qu’à des principes rationnels.

Entre-temps, j’étais retourné vivre avec mon père après six ans au sein de la communauté et un an de cohabitation avec ma mère. Il était chercheur en physique et, de temps à autre, il émettait telle ou telle considération scientifique tandis que j’étais assis par terre, impuissant, devant mon véhicule en panne. Ces fragments de sagesse m’étaient rarement d’une quelconque utilité. Un jour, alors que je rentrais à la maison désespéré, couvert de cambouis et puant l’essence, papa me contempla du fond de son fauteuil et déclara à brûle-pourpoint : « Est-ce que tu savais qu’il est possible de dénouer un lacet de chaussure rien qu’en tirant sur un seul de ses bouts, même si c’est un double nœud ? » Qu’étais-je censé faire de cette information ? Elle semblait provenir d’un univers complètement différent de celui dans lequel je me débattais.

En repensant à cette histoire de lacet hypothétique, je me dis que c’est peut-être vrai, au fond, qu’on peut le dénouer par un seul bout. Ou peut-être pas. Ça dépend. Si le lacet est rêche et spongieux, et si le nœud est bien serré, ça sera beaucoup plus dur que si le nœud est un peu lâche et que le lacet est fait d’une matière lisse et incompressible, genre ruban de soie. Il se peut aussi que le lacet casse avant d’être complètement défait. Ce dont parlait mon père, c’était un lacet mathématique, un lacet idéal, mais cette idéalisation semblait avoir remplacé l’objet concret dans son esprit obnubilé par je ne sais quel problème théorique. Je n’étais qu’un adolescent, et je n’avais pas bien saisi ce processus de substitution. Mais je commençai à me rendre compte que les habitudes mentales de mon père, formé à la physique et aux mathématiques, n’étaient guère adaptées à la réalité que je devais affronter comme propriétaire d’une vieille Volkswagen.

Et pourtant, en tant que scientifique, il avait l’air de savoir ce qu’il faisait. N’y avait-il pas là une contradiction ? Ne faisions-nous pas tous deux face à la même réalité physique ? La divergence entre ses propos et mon expérience sema les germes d’une réflexion philosophique qui n’arriverait à maturité que vingt ans plus tard. L’effet immédiat de cette dissonance cognitive fut de nourrir chez moi un certain fatalisme. Un jour, mon ami John, qui était lui-même aux prises avec les caprices des V8 des grosses cylindrées américaines, me posa une question sur la « conception » de la Coccinelle. Ma journée avait sans doute été particulièrement déprimante, parce que je lui répondis sur un ton sarcastique : « Conception ? Quelle conception ? Je ne crois pas que qui que ce soit ait réfléchi à la conception de la Coccinelle. » Ma voiture semblait être un fait brut de l’univers, insensible à ma volonté et à mes efforts d’en déchiffrer le sens. Le poète grec Solon exprime bien ce sentiment quand il explique que le Destin est plus puissant que n’importe quel savoir technique : il « rend tous les efforts fondamentalement incertains, aussi sérieux et logiques qu’ils soient3 ». Le sentiment d’être soumis au destin dissipe toute illusion de maîtrise. Cela peut favoriser un certain apprentissage de l’humilité mais, dans mon cas, cette humilité avait un revers plutôt piquant. En même temps que je m’adaptais peu à peu à une sorte de modus vivendi avec ma Coccinelle, je tendais à considérer cette perspective fataliste fraîchement acquise comme un démenti cinglant aux prétentions de maîtrise intellectuelle un peu trop commodes de mon père. De telle sorte que mon sentiment d’impuissance avait aussi un côté curieusement gratifiant : j’avais l’agréable impression qu’il reposait sur un niveau de conscience plus aigu que celui de mon géniteur.

Pour revenir à quelque chose que j’ai déjà mentionné antérieurement, la science moderne adopte un idéal supra-mondain de connaissance de la nature. Elle la fait reposer sur des constructions mentales plus facilement manipulables que la réalité matérielle et, en particulier, sur des entités réductibles à une représentation mathématique4. C’est par le biais de telles représentations que nous devenons maîtres de la nature. Et pourtant, le type de raisonnement qui s’appuie sur des idéalisations comme les surfaces sans friction ou le vide absolu nous condamne parfois à l’impuissance (de même que les conseils de mon père ne m’étaient d’aucune utilité) parce qu’il néglige trop les spécificités d’une situation. Mais, dans la mesure où ces idéalisations jouissent de tout le crédit et l’autorité de la science, leur démenti par la pratique risque de nous amener à ne plus percevoir autour de nous que les ténèbres de l’irrationalité (« Conception ? Quelle conception ? »), voire à prendre un certain plaisir à cette obscurité. Cette tendance réactionnaire est une conséquence naturelle des prétentions de la raison moderne. Elle a un côté adolescent ; il y a entre le modernisme et l’anti-modernisme une parenté secrète, à l’image de ma propre relation avec la science de mon père.

Dans ces circonstances, j’éprouvais à l’égard de ma Coccinelle un curieux mélange de haine et d’amour. Elle était la source de ma mobilité et de mon indépendance, sans parler du pur plaisir de la conduire. Il s’agissait donc d’une histoire tout à la fois passionnée et dysfonctionnelle, le genre de relation à laquelle il est difficile de s’arracher. Je n’avais guère d’autre option que de poursuivre cette liaison fatale. C’est là un dilemme qui a continué à marquer mon existence, qu’il s’agisse de ferrailler sous le capot d’une voiture ou de contempler incrédule une moto qui ne veut pas se plier à ma volonté. Ce que j’ai appris au long de ces années, c’est que le travail de mécanicien a un côté hasardeux et insaisissable qui le distingue fortement des mathématiques, même pour un expert chevronné.

Aristote peut ici nous être utile. Le Stagyrite étend en effet le concept d’art, ou technè, pour y inclure les cas où nos efforts sont loin d’être totalement infaillibles. Ce faisant, il nous indique une voie moyenne entre le fatalisme impuissant et son opposé, le fantasme de la maîtrise complète, mettant en lumière le véritable caractère de l’agir humain.

Il est certains arts qui peuvent atteindre leur objet de façon complètement fiable : c’est le cas de la construction, par exemple. Si un bâtiment s’effondre, on peut juger a posteriori que l’architecte ne savait pas ce qu’il faisait. Mais il est d’autres disciplines qu’Aristote appelle « stochastiques ». Un exemple en est la médecine. La maîtrise d’un art stochastique est compatible avec un échec éventuel dans la poursuite de son objet (la santé, en l’occurrence). Comme l’écrit Aristote, « il n’appartient pas à la médecine d’engendrer la santé, mais seulement de la promouvoir autant que possible5 ». Les activités d’entretien et de réparation, qu’il s’agisse de véhicules ou de corps humains, sont très différentes des activités de fabrication ou de construction à partir de zéro. Le mécanicien et le médecin, même chevronnés, sont confrontés chaque jour à la possibilité de l’échec, ce qui n’est pas le cas de l’architecte ou du constructeur. Car médecins et mécaniciens ne sont pas les créateurs des objets sur lesquels ils interviennent et, par conséquent, ils ne peuvent jamais en acquérir une connaissance absolue ou exhaustive. L’expérience de l’échec modère l’illusion de la maîtrise ; dans leur travail quotidien, médecins et mécaniciens doivent appréhender le monde comme une entité qui ne dépend pas d’eux, et ils connaissent fort bien la différence entre le moi et le non-moi. Être un « réparateur », c’est peut-être aussi une forme de cure contre le narcissisme.

Tout comme l’architecture, les mathématiques sont une discipline constructiviste ; tous les éléments en sont pleinement accessibles au regard et susceptibles d’être soumis à des manipulations délibérées. Dans un certain sens, la représentation mathématique du monde semble faire de celui-ci le fruit de notre propre création. Quand les lacets de vos chaussures sont remplacés par des abstractions mathématiques, il en résulte un certain autisme et un rapport sceptique à la réalité : le monde ne devient intéressant et intelligible que si vous pouvez le reproduire sous une forme idéale, en tant que projection de votre esprit. En revanche, quand il s’agit de diagnostiquer et de réparer des objets créés par quelqu’un d’autre (ce quelqu’un d’autre pouvant être la firme Volkswagen, Dieu ou la sélection naturelle), vous faites forcément face à une série d’énigmes et devez rester constamment ouvert aux signes et aux symptômes qui vous permettront de les déchiffrer. Cette ouverture est incompatible avec l’autisme mentionné ci-dessus. Pour la préserver, nous devons combattre notre tendance à émettre des jugements à l’emporte-pièce. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire6.

Dans la mesure où les arts stochastiques interviennent sur des entités qui sont variables, complexes et qui n’ont pas été créées par nous – et par conséquent ne sont pas entièrement connaissables –, ils exigent un certain type de disposition de la part de leurs pratiquants. Ce type de disposition est de nature à la fois morale et cognitive. Pour l’exercer correctement, il vous faut être attentif, comme dans une conversation, et non pas simplement affirmatif, comme dans une démonstration7. Il me semble que les arts mécaniques ont une signification toute particulière pour notre époque parce que la vertu qu’ils cultivent n’est pas la créativité, mais une qualité plus modeste, l’attention. Les objets n’ont pas seulement besoin d’être créés, ils ont besoin d’être entretenus et réparés.

 

Pendant les brèves périodes où ma Coccinelle roulait, je commençai à prendre goût au dérapage contrôlé. Avec une voiture où le moteur est à l’arrière, c’est une manœuvre facile à exécuter, spécialement si elle est dotée d’une suspension « indépendante ». Vous entrez rapidement dans le virage, levez le pied de l’accélérateur pour déplacer le centre de gravité vers l’avant de la voiture, l’arrière chasse vers l’extérieur du virage, vous appuyez à nouveau sur l’accélérateur pour permettre aux roues de continuer à patiner pendant que vous accompagnez la glissade du volant, et vous vous retrouvez en train d’avancer de côté. Avec un peu de pratique, cet exercice de haute voltige peut être parfaitement maîtrisé, et c’est très amusant. J’aimais bien me livrer à ces facéties dans les rues de la ville, sur le chemin du lycée de Berkeley, à l’heure d’entrer en classe. Ou alors je pratiquais ce sport sur le parking de l’hôtel Claremont, après la pluie. Il y avait assez d’espace pour que je puisse manœuvrer en prenant soin d’avoir les Jaguar et les Mercedes des clients de l’hôtel à l’intérieur de ma courbe ; enfin, la plupart d’entre elles. Ça valait mieux comme ça, parce que quand on perd le contrôle de ce type de dérapage, le risque est toujours du côté extérieur de la courbe. De temps à autre, je croisais le regard d’une brave bourgeoise abasourdie qui, ses clés de voiture à la main, contemplait avec incrédulité les acrobaties automobiles de cet adolescent squelettique et chevelu, le visage éclairé par un sourire démoniaque.

 

Toujours dans le même esprit casse-cou, j’installai sur ma Volkswagen un arceau de sécurité, des amortisseurs à gaz et des pneus un peu plus décents. Mais, en 1983, alors que j’avais dix-sept ans, un de mes cylindres commença à avoir des problèmes de compression. Mon moteur était un quatre cylindres à plat de 1 200 cm3 qui était censé posséder initialement une puissance de quarante chevaux, pas vraiment de quoi se vanter. Sa décrépitude risquait de faire sombrer mes aspirations de pilote de compétition dans le ridicule (en supposant que je n’y étais pas déjà plongé jusqu’au cou). Il fallait que je fasse quelque chose. Je passai la fin de l’été dans l’attente d’une musique toute particulière : le vrombissement triomphant du moteur d’un minibus Volkswagen du début des années 1960, un modèle « exclusivement réservé à la compétition » et « interdit de circulation sur les routes principales de l’État de Californie ». L’engin appartenait à Charles Martin, l’ex d’une de mes anciennes colocataires. Quand j’entendis enfin cette sonorité tant désirée, je me précipitai à la rencontre de Chas pour prendre enfin livraison de mon nouveau moteur.

Le mentor

Chas avait une formation de mécanicien. À l’époque, il travaillait au département des pièces détachées de Donsco, le plus ancien concessionnaire de Volkswagen de compétition de la baie de San Francisco, à Belmont. Il construisait aussi des moteurs de compétition pour les clients de Donsco et participait aux rallyes de sa boîte. Dans une autre vie, Chas avait été bouddhiste, végétarien et guitariste classique. Depuis, il était devenu un maniaque des armes à feu et un misanthrope de génie. Il continuait à avoir les cheveux longs, mais les portait généralement en un chignon dissimulé par sa casquette de tweed.

Les passages de roues arrière de son minibus orange étaient découpés pour accueillir d’énormes pneus tout-terrain. L’intérieur était une véritable caverne d’Ali Baba, pleine de superbes spécimens d’armes à feu américaines, d’outils de mécano professionnel et de pièces détachées de Volkswagen. L’espace ténébreux qui s’étendait derrière le poste de conduite dégageait une odeur âcre de solvant chimique B-12 Chemtool, avec un arrière-goût plus subtil qui est la marque habituelle des ateliers de mécanique – un arôme hybride composé de divers distillats de pétrole oxydés par la combustion, densifiés par la crasse de la route et parvenus à maturité sur un tas de chiffons huileux. Chas gardait aussi dans son bus une grosse bonbonne de dioxyde de carbone qui servait à activer une clé à choc pneumatique indispensable pour démonter le différentiel en cas de course dans le désert. Le minibus était pratiquement son unique foyer et, à l’époque, les téléphones portables étaient quelque chose qu’on ne voyait que dans les films. Pour le joindre en dehors de ses heures de travail à Donsco, il fallait appeler le restaurant Lyons de San Mateo, où Chas occupait régulièrement le même tabouret au bout du comptoir.

À dix-sept ans, je me sentais en rupture avec l’orthodoxie gauchiste un peu étouffante de Berkeley. Depuis quelque temps, je portais fièrement des rangers et lisais Soldier of Fortune, le magazine culte des aspirants Rambo. Mais Chas, c’était autre chose, le premier authentique réactionnaire que j’aie fréquenté. Il arborait un humour profondément cynique qui avait un effet tranquillisant sur mes pulsions colériques d’adolescent. Et c’est lui qui m’initia à un nouvel horizon de positivité ouvert par mon rejet de tout ce qui était respectable : les plaisirs du métal.

Parce que, bien sûr, le bois, c’est super. Mais à mes yeux, à l’époque, le bois c’était bon pour les hippies. Et à Berkeley, sous divers avatars, les hippies étaient les maîtres du monde. Le noble menuisier, avec ses rabots, ses belles planches d’érable et son atelier de Walden Pond8, incarnait un idéal pseudo-aristocratique que je rejetais radicalement. En revanche, un écrou Nylock de 10,9 ne peut vraiment être apprécié qu’après une initiation tout à fait étrangère à la mystique de la contre-culture officielle. Il reflète une mentalité radicalement utilitaire forgée à la chaleur des sports de compétition motorisés, où tous les matériaux sont exploités à la limite extrême de leur résistance. Auparavant, j’avais toujours considéré la possible rupture d’une pièce métallique comme quelque chose de purement hypothétique, comme une préoccupation abstraite propre aux ingénieurs. Mais pour Chas, il s’agissait d’une réalité de tous les jours. Deux boulons qui à mes yeux pouvaient passer pour parfaitement identiques incarnaient pour lui la différence entre la gloire et la catastrophe. Les vis et les écrous portent généralement des marques ésotériques qui indiquent leur provenance et leur grade. Vu que le meilleur acier du monde est l’acier américain (enfin, du moins était-ce encore le cas en 1983), la mentalité du fan de compétition auto et moto est souvent marquée par un certain chauvinisme qui ne repose pas sur une forme d’animosité raciale, mais sur des considérations comme la limite d’élasticité d’un métal et sa résistance à l’effet cisaillement/torsion. (Les individus les plus cosmopolites tendent à ignorer ce genre de préoccupation.)

Pour les authentiques fans de mécanique, la qualité d’un écrou n’a pas seulement une signification utilitaire, elle est aussi imprégnée d’une certaine charge esthétique. La raison en est sans doute que l’objectif final servi par telle ou telle pièce n’est pas vraiment utilitaire, mais plutôt d’ordre spirituel : l’aspiration à la vitesse. Loin d’être strictement pragmatique, c’est là le genre d’aspiration qui mène à la ruine tous ceux qui répondent au noble appel de la compétition.

Il est toujours possible de quadrupler la puissance d’un moteur de Volkswagen, voire de la quintupler ou sextupler. Il suffit pour cela d’accepter l’éventualité qu’il ne dure que le temps d’une seule course et d’y investir des quantités astronomiques de temps et d’argent. C’est ce que me rappela Chas la première fois que je discutai avec lui sur la situation de mon moteur. Au-dessus du comptoir des pièces détachées, le gérant de Donsco avait fait griffonner la devise qui suit : « La vitesse coûte cher. Vous voulez dépenser du combien à l’heure ? » La stratégie assez peu commerçante des vendeurs de Donsco témoignait elle aussi de ce paradoxe. Normalement, un bon vendeur est quelqu’un qui s’insinue dans vos aspirations, les fait jouer en sa faveur et vous amène imperceptiblement à prendre une décision d’achat qui va vous coûter cher. En revanche, dans un speed shop traditionnel, le mécanicien adopte une attitude beaucoup plus ambivalente dans laquelle le désir de vendre est contrebalancé par un professionnalisme un peu hautain. Si ce que vous voulez, ce sont des accessoires chromés « prêts à poser », susceptibles d’assouvir vos fantasmes de puissance, vous ferez mieux de vous rendre dans un grand magasin de pièces détachées, qui sera plus à même de satisfaire votre narcissisme et vous offrira en prime un autocollant publicitaire à mettre sur votre pare-brise. Mais si vous souhaitez une intervention plus profonde, comme par exemple la nitruration des portées de votre vilebrequin, vous avez fait le bon choix : démontez entièrement votre moteur et apportez-nous le vilebrequin. Cette attitude olympienne peut avoir un effet très puissant sur le client, car elle suggère l’existence d’un club de privilégiés (ceux qui ont fait l’expérience de tenir un vilebrequin nu entre leurs mains) dont il pourrait aspirer un jour à être membre. Par conséquent, l’attitude un peu arrogante du vendeur de speed shop est peut-être en fait une forme supérieure de marketing qui trahit l’existence d’une subtile hiérarchie entre les êtres humains. Pour avoir accès à cet univers, votre chéquier ne sert à rien, il vous faut mériter votre entrée. Et il n’y a pas d’autocollant en prime.

Chas était un brave type, et il ne souhaitait pas porter la responsabilité de me laisser m’engager sur cette pente dangereuse. Il essaya donc de me prévenir contre la mentalité des fans de la vitesse, mais son propre style de vie était un démenti permanent à la sobriété à laquelle il m’exhortait. Il y a une grande différence entre l’instinct pervers qui vous pousse à vouloir augmenter de façon extravagante la puissance de votre Coccinelle et la simple attraction pour les véhicules qui sont conçus dès le départ pour aller plus vite. Or, ces deux conceptions de la vitesse séduisent deux types de personnalité bien distincts. Chas était un parfait excentrique du premier type et, tout d’un coup, je me sentais moins seul dans l’univers.

Nous commençâmes par flirter brièvement avec l’option « bombe à retardement », à savoir la possibilité de bricoler un moteur de 150 chevaux qui durerait au maximum 30 000 kilomètres avant d’exploser, sans parler du fait qu’il me coûterait les yeux de la tête. La jugeant passablement irréaliste, nous finîmes par nous rabattre sur l’idée d’un moteur plus « tranquille », doté d’une durée de vie d’environ 150 000 kilomètres, mais tout de même susceptible d’allumer une lueur de volupté dans les yeux de Chas, qui me promit un résultat particulièrement « décoiffant ». Je me préparai donc à engager les frais nécessaires pour monter à 80 chevaux. D’abord les accessoires : un vilebrequin doté d’une course de 69 millimètres ; des pistons forgés pour un alésage de 87 millimètres ; un carburateur italien double corps doté du tempérament capricieux et sensuel d’une cantatrice d’opéra ; un échappement complet ; un distributeur d’allumage à avance centrifuge allemand ; un radiateur de refroidissement d’huile ; un filtre full-flow ; un volant moteur allégé et un embrayage renforcé. Ensuite, le délicat travail de montage de Chas. Soit une facture de 800 dollars pour les pièces détachées et 800 dollars pour la main-d’œuvre. Je dus emprunter cette somme à mon grand-père.

Chas accepta de me laisser l’« aider » à monter le moteur. Concrètement, cela voulait dire que mon rôle se réduisait à une alternance de contemplation impuissante et d’interventions inopportunes, tandis que Chas s’efforçait pour sa part de m’enseigner quelques bribes de mécanique. Sous sa supervision, j’installai les collecteurs d’admission sur les entrées des têtes de cylindre. Ma première tâche fut de polir à la lime demi-ronde les joints de métal qui permettent d’ajuster ces deux composantes afin d’obtenir une coïncidence parfaite. Après quoi, je me servis des joints ainsi travaillés pour ajuster avec précision la taille du rebord des collecteurs. Pour ce faire, je passai à la teinture bleue ledit rebord et traçai avec la pointe d’un cutter la circonférence du joint sur sa surface (la teinture bleue sert à rendre ce tracé plus visible par contraste). Il ne me restait plus qu’à meuler les collecteurs avec une meule pneumatique tournant à 25 000 tours/min et à assembler ensuite les différentes parties. L’objectif était de faire s’ajuster parfaitement la forme des deux tubulures à leur point de jonction pour éliminer toutes les irrégularités susceptibles de créer des turbulences et de faire obstacle au passage fluide des gaz. Il fallait que ce moteur puisse respirer.

La mécanique comme diagnostic médico-légal

Ce type d’adaptation n’est qu’une des composantes de l’opération qui consiste à « gonfler » un moteur : par le biais d’un minutieux travail de calibrage et d’intervention manuelle, on peut arriver à un niveau de précision bien supérieur à celui qu’est censée offrir la simple installation de pièces détachées préfabriquées – comme pour le collecteur d’admission – surtout quand on sait qu’il n’y a pas toujours compatibilité intégrale entre les produits de différents fabricants. Si vous voulez bricoler un moteur pour augmenter sa puissance, il vous faudra combiner des pièces de différentes marques, et donc vous transformer en ingénieur pour pouvoir modifier ces composantes de façon adéquate. La seule personne capable de faire tenir le tout ensemble et de le faire fonctionner, c’est vous. (Et de fait, il est assez fréquent que ce type de moteurs gonflés fonctionnent finalement moins bien que les moteurs standard.)

Le « gonflage » d’un moteur est un processus extrêmement long et laborieux, et il est difficile de dire où finit l’assemblage précautionneux et où commence le « gonflage », vu que ce travail de reconstruction implique toute une série d’opérations de calibrage et d’évaluation. L’usure de chaque pièce doit être déterminée avec précision afin de pouvoir calculer si elle a un niveau de tolérance standard. Cela implique non seulement une mesure rigoureuse, mais une inspection visuelle : les compétences d’un mécanicien reconstructeur ne sont pas sans présenter quelques similitudes avec celles d’un médecin légiste. Après un passage dans un récipient rempli de solvant, une bonne dose d’huile de coude et un bain d’eau chaude savonneuse, les entrailles de mon moteur étaient impeccables. Chas commença alors à chercher à repérer le moindre signe d’usure ou de décoloration, symptômes de surchauffe et donc d’une mauvaise lubrification ou de quelque autre phénomène de frottement excessif. Effectivement, les lobes de came présentaient un certain degré d’usure ; restait à savoir pourquoi au juste.

Pour définir ce pourquoi, il faut pouvoir identifier des formes régulières et récurrentes d’usure, et c’est la connaissance de ces régularités qui discipline la perception d’un mécanicien ; ses qualités d’attention s’orientent dans une direction spécifique. Il ne se contente pas d’examiner passivement les données, il anticipe certains symptômes. Pour vérifier son hypothèse de départ, Chas examina si l’on pouvait constater une usure de l’extrémité des queues de soupapes, phénomène qui peut affecter les lobes de came par le biais des culbuteurs, des tiges de culbuteurs et des poussoirs. Effectivement, quelques queues de soupapes étaient légèrement émoussées à leur extrémité. Au moment de nettoyer les parties du moteur, j’avais eu une de ces soupapes entre les mains et l’avais examinée d’un œil naïf, sans percevoir son usure. Maintenant, je la voyais bien. Depuis lors, il m’est arrivé un nombre incalculable de fois qu’un mécanicien plus expérimenté me montre du doigt quelque chose que j’avais littéralement sous le nez, mais que j’étais incapable de voir. C’est là une expérience tout à fait perturbante : les données visuelles brutes sont les mêmes avant et après l’intervention de mon collègue, mais en l’absence d’un cadre d’interprétation adéquat, les symptômes pertinents restent invisibles. Pourtant, une fois qu’on me les a signalés, il me semble impossible que je n’aie pas su les identifier par moi-même.

Je rencontrai de nouveau cette bizarrerie de perception vingt ans plus tard pendant une classe de dessin, et les parallèles entre le regard du mécanicien et celui du dessinateur méritent une petite digression. Il se trouve que Tommy, mon prof de dessin, était aussi mon compagnon de travail dans l’atelier de motos. Un jour, il apporta un squelette en classe et nous demanda de le dessiner. Le résultat final de mes efforts artistiques avait plus à voir avec la vitrine d’Halloween dans une supérette qu’avec un véritable macchabée. Depuis mon enfance, j’avais pu contempler quantité de représentations de squelettes, mais malgré tous mes efforts pour les invoquer, ce à quoi je parvins était une idée de squelette plutôt que la chose elle-même. Il n’y a rien de plus difficile que d’essayer de reproduire l’effet que produit un rayon de lumière sur votre rétine avec un crayon. Cela suppose apparemment une certaine capacité à court-circuiter votre mode normal de perception, qui semble obéir à des concepts prédéterminés plutôt qu’aux données du réel. Car, d’une certaine façon, notre idée d’un objet préconstitue cet objet pour nous avant même que nous soyons affectés par une quelconque expérience sensible.

Ayant recours à une sorte de thérapie de choc empiriste, Tommy installa le squelette en position couchée les pieds devant, avec le pelvis pratiquement au premier plan. Sous cet angle tout à fait inhabituel, la plupart de ses caractéristiques familières s’en trouvaient déformées ou étaient carrément invisibles. Pour autant, ces caractéristiques étaient encore présentes dans mon esprit, et dans la mesure où elles contrastaient désormais de façon si marquante avec le spectacle que j’avais sous les yeux, l’interférence de ces images avec mes efforts pour dépeindre la réalité se présentant dans mon champ de vision en était d’autant plus manifeste. Pour arriver à dessiner le squelette dans cette position peu orthodoxe, je devais me livrer à un va-et-vient permanent : il me fallait d’abord exercer une vigilance critique contre l’image du squelette d’Halloween présente dans mon esprit, puis me concentrer sur les données visuelles effectives. Mais cette dernière activité ressemblait à l’exploration hasardeuse d’un épais maquis perceptif, sans aucun signe de progrès satisfaisant. Dans cet enchevêtrement de structures osseuses, il était fort difficile de distinguer des lignes et des plans, et il n’était pas plus évident d’identifier les fonctions de chaque partie, comme c’est le cas dans un squelette vu en position debout, ou dans la charpente d’un toit avant que la couverture soit installée. Le problème ne résidait pas tant dans une surabondance d’informations, mais dans le fait que tout ce que je percevais visuellement était ambigu, destructuré, impossible à codifier. L’effort pour le représenter était littéralement épuisant et semblait exiger non seulement une certaine dose d’énergie mentale, mais quelque chose de plus fondamental. Iris Murdoch écrit que si une œuvre d’art réussie

nous paraît souvent mystérieuse, c’est parce qu’elle résiste aux montages faciles du fantasme ; les formes relevant d’un art médiocre ne contiennent en revanche rien de mystérieux, car elles correspondent aux repères reconnaissables et familiers de notre propre rêve éveillé. En nous montrant à quel point le monde change d’aspect quand on le regarde objectivement, l’art authentique nous montre combien il est difficile d’être objectif9.

Poursuivant son hypothèse sur l’usure des lobes de came, Chas prit un des ressorts de soupapes et me demanda de l’aider à le coincer dans un étau avec une vieille balance de salle de bains complètement noircie par la rouille. S’armant d’un pied à coulisse vernier pour mesurer la compression du ressort, il me fit resserrer l’étau jusqu’à ce que la lecture du vernier corresponde à la mesure de la soupape au repos moins la longueur de son ouverture maximale. Mais la balance indiquait une valeur supérieure à la normale. Je me rappelle très distinctement le claquement de langue émis par Chas pour exprimer sa satisfaction : « Ouaip, c’est exactement ce que je pensais. » Pour obtenir un régime plus élevé, l’ancien propriétaire du moteur, un fanatique de la mécanique de compétition, avait installé des ressorts plus raides sur ses soupapes, d’où un excès de frottement sur les lobes de came. En vingt ans, mon moteur avait subi je ne sais combien d’interventions de ce type. Un nombre indéfini d’acquéreurs lui avaient prodigué leurs attentions et son état présent était la sédimentation matérielle de leurs aspirations successives. En matière de reconstruction de moteur, le diagnostic d’un mécanicien chevronné ressemble à celui d’un médecin légiste ou d’un archéologue.

Les Volkswagen – la « voiture du peuple » – ont particulièrement tendance à passer de main en main comme des putains bon marché, et il est assez rare de tomber sur un exemplaire qui n’ait pas été tripatouillé par une cohorte de propriétaires successifs, et ce généralement avec plus d’improvisation que de finesse. La réhabilitation d’un moteur de Volkswagen peut révéler différents types de scénarios. Elle peut évoquer un récit d’innocence et de maladresse juvénile, et trahir l’émotion que mon prédécesseur a probablement ressentie au moment d’ouvrir son colis de chez JC Whitney – une célèbre chaîne de vente de pièces détachées auto et moto – et de caresser ses nouveaux ressorts de soupape « haute performance », avant de faire tourner son moteur bricolé à fond sans jamais se préoccuper des problèmes de lubrification. Elle peut aussi mettre en scène une histoire tout à fait sordide, comme lorsque vous finissez par réaliser que l’ancien propriétaire avait pour habitude de ne jamais changer l’huile.

La reconstruction d’un moteur exige donc beaucoup plus d’implication humaine que son simple assemblage sur une chaîne de montage. Il s’agit bien d’une activité de type artisanal. Mais qu’est-ce que cela signifie au juste ? Nous avons vu que la perception d’un mécanicien n’est pas une pure observation. Il s’agit d’un processus actif, intimement lié à sa connaissance des causes profondes et des problèmes récurrents. En outre, ce type de connaissance et de perception est lié à une troisième dimension, qu’on peut décrire comme une forme d’engagement éthique. Car cette recherche des symptômes et des causes n’est possible que si le mécanicien se sent personnellement concerné par l’état de son moteur.

Un savoir personnalisé

Nous avons l’habitude de penser la vertu intellectuelle et la vertu morale comme deux choses très différentes mais, à mon avis, cette distinction est erronée. L’implication mutuelle de l’éthique et de la connaissance est bien appréhendée par Robert Pirsig dans ce qui reste à mon sens un des passages les plus réussis (et les plus drôles) de son Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Le moteur de la moto du narrateur a calé à grande vitesse, une expérience déconcertante qui entraîne le blocage automatique de la roue arrière. Souhaitant s’éviter un douloureux casse-tête mécanique, notre homme préfère amener son engin chez un réparateur.

Cet atelier était bien différent de ceux que j’avais connus. Les mécaniciens – d’habitude, ils ont tous l’air de vétérans chevronnés – ressemblaient à des enfants. La radio gueulait. Ils parlaient, ils blaguaient. Ils ne me prêtaient pas la moindre attention. Quand l’un d’entre eux se décida à venir à moi, il entendit tout de suite le claquement des pistons :

– Ah ! les poussoirs ! fit-il10.

Au bout de trois révisions successives et d’une série de diagnostics bâclés et aléatoires accompagnés d’une bonne dose de mauvaise foi, le narrateur peut enfin récupérer sa moto :

Le bruit était là. Ils n’avaient pas touché aux poussoirs !

Un des gamins, s’approchant avec une espèce de clé à molette, l’ajusta de travers et cabossa la tête chromée de la culasse.

– J’espère que nous en avons encore une au magasin, dit-il sans émotion.

Je l’espérais bien aussi. Il alla chercher un marteau et un ciseau, entreprit de la démonter. Le ciseau passa à travers la culasse et je me rendis compte qu’il tapait sur la tête du culbuteur. Il s’y reprit à deux fois. Au deuxième coup, le marteau passa à côté du ciseau et il fit sauter le collecteur d’échappement11.

Finalement, il reprend la route, mais il se rend compte que les réparateurs ont négligé de revisser complètement le moteur dans sa caisse ; ce dernier est suspendu à une seule vis.

Quelques semaines plus tard, j’ai compris l’origine de tous ces serrages ; c’était une petite tige à 25 cents, dans le système de circulation d’huile, qui s’était tordue et qui, à grande vitesse, empêchait l’huile d’atteindre la culasse. […]

Pourquoi ces gens-là ont-ils bousillé ma machine ? […] Ils faisaient leur travail machinalement. Ils n’y mettaient rien d’eux-mêmes. […]

Il faut aussi tenir compte de leur attitude. Pas facile à décrire. Joviale, amicale, décontractée – mais irresponsable. On dirait des badauds : comme s’ils se trouvaient là par hasard. Ils ne s’identifient absolument pas à leur travail. Pas question d’affirmer : je suis un mécanicien12.

« Ils n’y mettaient rien d’eux-mêmes. » Il y a là un paradoxe. D’un côté, pour être un bon mécanicien, il faut savoir s’engager personnellement : je suis un mécanicien. De l’autre, être un bon mécanicien signifie avoir une conscience aiguë du fait que votre tâche n’a rien à voir avec les idiosyncrasies de votre personnalité, qu’elle a quelque chose d’universel. Le récit de Pirsig nous expose un fait de base : une petite tige tordue bloque la circulation de l’huile, entraînant une surchauffe excessive et le calage du moteur. Telle est la Vérité, et elle est la même pour tout le monde. Mais l’identification de cette vérité requiert une certaine disposition de l’individu, une certaine capacité d’attention accompagnée d’un sentiment de responsabilité envers la moto. Le réparateur doit intégrer le bon fonctionnement du véhicule, en faire un objet de préoccupation intense. La vérité ne se révèle pas à de simples spectateurs oisifs.

Le mécanicien de Pirsig est un idiot, au sens originel du terme. On peut même dire qu’il illustre parfaitement la vérité de l’idiotie, à savoir qu’elle est une forme d’incompétence tout à la fois éthique et cognitive. Le mot grec idios signifie « privé », et un idiotes est une personne privée, quelqu’un qui agit en dehors de son rôle public – son rôle de mécanicien, par exemple. Le mécanicien de Pirsig est un idiot parce qu’il n’arrive pas à comprendre les exigences de son rôle public, qui suppose une relation de préoccupation active à l’égard d’autrui et des engins qu’il répare. Il ne se sent pas impliqué. Ce n’est pas son problème. Parce qu’il est idiot.

Ce sens originel est encore perceptible dans les mots « idiomatique » et « idiosyncratique », qui évoquent également une espèce d’enfermement autarcique. Par exemple, si un étranger égaré lui demande un renseignement, l’idiot répondra de façon idiomatique au lieu de faire référence à un système de coordonnées géographiques communes. Ce qui lui fait défaut, c’est la capacité d’ouverture et d’attention qui s’efforce de placer les choses dans un contexte commun, comme quand le mécanicien de Pirsig « entendit tout de suite le claquement des pistons : – Ah ! les poussoirs ! » En fin de compte, l’idiot est une espèce de solipsiste13.

L’expertise perceptuelle du constructeur de moteur est active au sens où ce dernier sait d’avance ce qu’il cherche à identifier. Mais le verdict de l’idiot, de son côté, repose sur une illusion de savoir prématurée. Si tant l’expert que l’idiot savent d’avance ce qu’ils cherchent, quelle est la différence entre eux ? Comment la disposition du premier peut-elle se traduire en expertise alors que le diagnostic précipité du second l’amène à massacrer une tête de culbuteur à coups de ciseau ?

Percer le voile de la conscience égoïste

Les psychologues cognitifs appellent « métacognition » l’activité qui consiste à prendre du recul et à réfléchir sur votre façon de penser. C’est ce que vous faites quand vous faites une pause dans votre recherche d’une solution et que vous vous demandez si votre compréhension du problème lui-même est la bonne. Contrairement à ce que pensent généralement ces psychologues (ou du moins à ce que suggère l’autodéfinition de leur discipline), une telle compétence cognitive s’enracine dans une compétence morale. Elle ne peut pas être reflétée par les tests de quotient intellectuel du psychométricien, ni par la vision réductrice de l’intelligence comme « capacité de traitement de l’information », comme si les données de l’expérience nous étaient simplement données, justement, à la façon dont elles sont transmises à un ordinateur. Dans le monde réel, les problèmes ne se présentent jamais à nous sans être marqués par quelque ambiguïté. Le claquement des pistons peut effectivement ressembler au bruit de poussoirs desserrés et, par conséquent, un bon mécanicien doit constamment garder à l’esprit la possibilité d’être dans l’erreur. Il s’agit là d’une vertu éthique.

Iris Murdoch écrit que, pour bien réagir au monde, il faut d’abord le percevoir clairement, et que cet effort requiert une certaine forme d’effacement du moi. « Tout ce qui peut modifier [la conscience] dans un sens désintéressé, objectif et réaliste doit avoir rapport à la vertu14. » « La vertu est l’effort pour traverser le voile de la conscience égocentrique et pour retrouver le monde tel qu’il est réellement15. » Cet effort n’est jamais complètement couronné de succès parce que nos propres préoccupations interfèrent constamment avec lui. Mais sortir de soi-même est la tâche de l’artiste, et aussi celle du mécanicien. Quand ils exercent correctement leurs talents, tous deux ont recours aux pouvoirs de leur imagination non pour « fuir le monde » mais pour « le retrouver, et c’est ce qui nous exalte, étant donné la distance séparant une appréhension du réel de l’engourdissement de notre conscience quotidienne16 ». C’est bien la même exaltation que ressent un mécanicien quand il identifie la cause sous-jacente de tel ou tel problème. Il semble bien qu’il existe quelque chose de commun entre ma représentation idiote du squelette d’Halloween et le diagnostic bâclé du mécanicien idiot de Pirsig. De même qu’il y a quelque chose de commun entre le squelette dessiné par Tommy et la façon dont Chas réussit à déterminer la cause de l’usure des lobes de came.

Toute discipline qui met l’individu aux prises avec une réalité ayant sa propre autonomie et sa propre autorité exige une certaine dose d’honnêteté et d’humilité. Il me semble que c’est particulièrement vrai des arts stochastiques dont la fonction est de réparer des objets que nous n’avons pas fabriqués nous-mêmes, comme la médecine et la mécanique. De façon analogue, dans les arts fondés sur la représentation, l’artiste assume une certaine responsabilité à l’égard d’une réalité autonome. Si nous échouons à répondre de façon adéquate à l’autorité de ce type de réalité, nous sommes des idiots. Mais si nous réussissons à le faire, nous éprouvons le plaisir qui accompagne l’acquisition d’une perception plus aiguë et la sensation que nos actions sont de plus en plus justes ou adaptées à leur fin au fur et à mesure que nous les rendons conformes à cette perception à travers un va-et-vient répété entre le voir et le faire. L’action améliore notre vision des choses dans la mesure où elle nous rend vivement conscients du moindre défaut de notre perception.

L’idiotie en tant qu’idéal

Moins nous avons d’occasions d’exercer notre jugement, plus la vertu cognitive et morale de l’attention aura tendance à s’atrophier. Le travail robotique et inattentif encouragé et institutionnalisé par le taylorisme – de la chaîne de montage à l’atelier d’assemblage de composants électroniques tel qu’il existe aujourd’hui dans le tiers monde – tend à faire de nous tous des idiots dans le genre de ceux décrits par Pirsig. Il est donc pertinent de se demander si la dégradation du travail n’entraîne pas non seulement un abrutissement intellectuel, mais aussi un certain déficit de compétence morale. Souvenons-nous des propos de Robert Hoxie à l’époque de l’introduction de la chaîne de montage.

Les spécialistes du management scientifique eux-mêmes se plaignent amèrement du matériau misérable et indiscipliné dans les rangs duquel ils doivent recruter leurs travailleurs, en comparaison avec l’efficacité et l’honorabilité des artisans qui peuplaient le marché du travail il y a vingt ans17.

Nous avons tous un jour ou l’autre eu affaire à un fournisseur de service qui se comportait comme un automate incapable de faire autre chose que d’appliquer à la lettre un mode d’emploi abstrait. Nous avons aussi bien souvent entendu les employeurs se plaindre de la difficulté de trouver des salariés consciencieux. Y aurait-il un lien entre ces deux problèmes ? Il semble bien que nous soyons confrontés à un cercle vicieux dans lequel la dégradation du travail a un effet pédagogique néfaste, transformant les travailleurs en matériau complètement inadapté à quoi que ce soit d’autre que l’univers surdéterminé du travail irresponsable.

Ce type de réflexion devrait informer nos choix de consommateurs. D’un point de vue strictement économique, on peut toujours discuter de la question de savoir s’il vaut vraiment la peine de faire reconstruire votre moteur par un réparateur du coin ou s’il est préférable d’en acheter un déjà remanié dans un grand magasin de pièces détachées, qui importe généralement les moteurs du Mexique, où ils sont réusinés en masse. Or, ces ateliers de réusinage ignorent les subtilités qui mobilisent l’attention d’un bon mécanicien (raison pour laquelle leurs moteurs viennent généralement avec une garantie de seulement 20 000 kilomètres, maximum 60 000). Mais si l’on se place du point de vue de la conscience civique, il vaut la peine de prendre en considération le contenu du travail impliqué par chacune de ces deux options : d’un côté, une attention disciplinée, enrichie par la capacité de jugement et l’engagement éthique du mécanicien ; de l’autre, le je-m’en-foutisme systématique. Il s’agit en outre d’une décision intrinsèquement politique, car elle pose la question de savoir qui profitera de votre choix : l’ordre international du capital absentéiste ou un individu porteur d’un savoir personnel ? Au vu des incursions de plus en plus audacieuses du capital sur le territoire psychique du travail, cela veut dire que nos choix de consommateurs sont autant de prises de position dans un conflit brutal, que nous en soyons conscients ou non. On peut comprendre ce phénomène par analogie avec nos préférences alimentaires : s’adresser à un réparateur artisanal correspondrait en gros à l’achat de nos denrées auprès d’un agriculteur local plutôt que d’une multinationale agroalimentaire. Il s’agit d’une pratique qui fait d’ores et déjà partie du répertoire culturel du consommateur bohème et qui exprime tout à la fois une certaine autostylisation de son identité dissidente et une véritable préoccupation civique. Si les usagers prodiguaient à l’entretien de leur automobile le même type d’attention que nombre de gens accordent aujourd’hui aux conséquences de leurs choix alimentaires, cela aiderait à soutenir des niches d’emploi doté de sens.

Bien entendu, tous les mécaniciens n’ont pas le même type de conscience contre-culturelle que Chas. Mais du simple fait qu’ils sont disposés à réparer des objets matériels, ils représentent collectivement un défi à notre société du tout-jetable. Quant au style cognitif des bons mécaniciens, il offre un contrepoids à la culture du narcissisme.


Notes du chapitre 4

1. Sur le fait que je vivais dans une communauté, cf. note 3, chapitre 1.

2. Dans son livre sur les véhicules à traction animale, Kinney raconte l’histoire de Ezra Stratton, qui commença ses sept ans d’apprentissage en 1824 chez un fabricant de chariots du Connecticut. À son grand déplaisir, Stratton découvrit que « sa première demi-journée de travail consistait à réparer le mur de pierre qui entourait le champ d’un hectare de son maître ». « À cette époque, les ateliers d’artisans n’étaient le plus souvent qu’une extension de la maison du maître, et la frontière entre foyer et lieu de travail était pour le moins floue. » À l’heure du déjeuner, Ezra remarqua « la lueur de satisfaction dans les yeux d’un autre jeune apprenti de dix-sept ans assis à la table commune, [et] il en devina presque aussitôt la cause ». Comme il devait le mentionner plus tard dans son autobiographie, « c’en était fini pour lui de s’occuper des vaches, des cochons ou de couper le bois […] son année d’initiation et de travaux domestiques était enfin arrivée à son terme » (Thomas A. KINNEY, The Carriage Trade, op. cit., p. 42).

3. Telle est la leçon du poème de Solon d’après Werner Jaeger, cité in David ROOCHNIK, Of Art and Wisdom : Plato’s Understanding of Techne, Penn State Press, University Park, 1996, p. 29.

4. Le philosophe allemand Friedrich Jacobi (1743-1819) caractérisait ainsi la doctrine centrale de la révolution kantienne : « Nous ne pouvons saisir un objet que dans la mesure où nous pouvons le laisser se présenter à nous dans notre pensée, à savoir le produire ou le créer dans notre entendement » (cité par David LACHTERMAN, The Ethics of Geometry : A Genealogy of Modernity, Routledge, New York, 1989, p. 9). Il ne s’agissait pourtant que de parachever une révolution antérieure. À partir de Galilée et de Copernic, « la décision fut prise de se défaire de la subordination habituelle de l’esprit envers l’“objet” (donné préalablement) de l’investigation en faisant dépendre l’intelligibilité de ce dernier de ce que l’investigateur y a projeté à l’avance en conformité avec le concept pertinent de cet objet » (ibid., p. 11). Les procédés de la physique récemment mathématisée furent bientôt perçus comme le modèle de la pensée moderne en général. Cela est très clair chez Gassendi, par exemple, qui expliquait que « tout ce que nous savons, nous le savons grâce aux mathématiques » (ibid., p. VIII).

5. ARISTOTE, Rhétorique, 1355b12.

6. Un jour, je suis allé voir un spectacle du Cirque du Soleil avec mon père. Alors que nous étions en train de nous installer, il aperçut les flambeaux qui brûlaient au-dessus de nous et me dit : « Ah tiens, une flamme de sodium. » En effet, quand le sodium brûle, il émet une lumière jaune, ce que mon père aimait à expliquer en termes de physique quantique. Or, en réalité, il ne s’agissait pas de flambeaux, mais de rubans jaunes animés par un ventilateur et éclairés par des projecteurs pour créer l’illusion artistique de vraies flammes. Je le signalai à mon père et il en fut profondément perturbé. Un peu gêné pour lui, je suggérai que ses lunettes l’avaient sans doute trahi, mais son honnêteté intellectuelle lui interdisait de se saisir d’une telle échappatoire. « Non, me répondit-il, je vois bien maintenant que ce sont des rubans, mais ce sont pourtant des flammes que j’étais convaincu de voir il y a un instant. » Frappé par le trouble qu’il ressentait et la sincérité avec laquelle il reconnaissait son erreur, je n’en fus que plus impressionné encore par son amour de la vérité. Mais je sentais bien que les habitudes intellectuelles de sa formation scientifique étaient venues entraver sa perception.

7. On retrouve l’équivalent de cette distinction entre attitude attentive et attitude affirmative dans l’agriculture, avec l’opposition entre les méthodes « organiques » (traditionnelles) et les méthodes industrielles. L’agriculture industrielle a un caractère « affirmatif » et « démonstratif » au sens où elle impose son projet à la terre et poursuit son objet par des moyens méthodiques. La récolte qu’elle obtient est la conclusion d’un syllogisme écologique radicalement simplifié. La terre est une espèce de grille abstraite sur laquelle est projetée l’intention du cultivateur, une intention qui n’est guère conditionnée par les particularités du sol, parce que ce dernier est traité comme un facteur fondamentalement docile et passif.L’agriculture traditionnelle, en revanche, prend en compte la nature du sol comme une réalité autonome. Elle revêt ainsi le caractère insaisissable d’un art stochastique, et d’ailleurs elle est souvent confrontée à l’échec. Elle est soumise à des contraintes qui échappent à la volonté du cultivateur, et ce dernier doit humblement adapter son intention auxdites contraintes. C’était particulièrement vrai à l’époque de la traction animale, mais cela le reste encore pour une bonne part avec l’agriculture biologique contemporaine. Comme l’écrivait Adam Smith, « celui qui laboure la terre avec un attelage de chevaux ou de bœufs travaille avec des instruments dont la santé, la force et le tempérament sont très différents, selon les diverses circonstances. La nature des matériaux sur lesquels il travaille n’est pas moins sujette à varier que celle des instruments dont il se sert, et les uns et les autres veulent être maniés avec beaucoup de jugement et de prudence » (La Richesse des nations, trad. fr. G. Garnier, Paris, 1881, livre 1, chapitre X, IIe partie). Qu’on se souvienne aussi de la description par George Sturt de la grande variabilité du travail sur les roues de chariot. L’agriculture traditionnelle a le caractère opportuniste d’une conversation ; elle progresse par le biais d’une dialectique entre les objectifs du cultivateur et ce que la nature permet. Pour une description dense et détaillée de la différence entre agriculture industrielle et agriculture organique, cf. Michael POLLAN, The Omnivore’s Dilemma : A Natural History of Four Meals, Penguin, 2006. Dans ses divers ouvrages, le poète et fermier organique Wendell Berry montre comment les pratiques agricoles engendrent un autre type d’écologie rurale, à savoir un réseau spécifique de relations humaines qui peut être enrichi ou appauvri.

8. Célèbre étang du Massachusetts sur les rives duquel vécut l’écrivain et chantre de la nature Henry David Thoreau (cf. Walden, ou la vie dans les bois [1854], Gallimard, Paris, 1990) (NdT).

9. Iris MURDOCH, La Souveraineté du bien, Éditions de l’Éclat, Paris, 1994, p. 105-106.

10. Robert PIRSIG, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, Seuil, Paris, 1978, p. 37 (traduction légèrement modifiée).

11. Ibid., p. 37-38.

12. Ibid., p. 38-39.

13. Si nous pouvons être surpris d’apprendre que l’étymologie du mot « idiot » renvoie à l’idée de sphère privée et de repli sur soi, c’est sans doute parce que notre façon de pensée s’inscrit à l’intérieur d’un horizon défini par la philosophie moderne, en commençant par Descartes. C’est Descartes qui, le premier, a insisté sur le caractère radicalement privé de la rationalité, creusant ainsi un fossé entre raison et éthique.

14. Iris MURDOCH, La Souveraineté du bien, op. cit., p. 103.

15. Ibid., p. 113.

16. Ibid., p. 110.

17. Robert Franklin HOXIE, Scientific Management and Labor, op. cit., p. 134.