Si j’insiste sur l’échec moral et cognitif illustré par les mécaniciens idiots de Pirsig, c’est que j’en ai moi-même fait trop souvent l’expérience. Aujourd’hui encore, il m’arrive de commettre des actes d’idiotie sur des motocyclettes. Mais moins qu’auparavant, je crois. Comment le travail sur les véhicules de mes clients contribue-t-il au juste à l’« effacement du moi » décrit par Iris Murdoch ? Pour répondre de façon adéquate aux exigences de la réalité, il faut pouvoir la percevoir clairement, et pour cela il vous faut sortir de vous-même. L’idée que vous allez devoir expliquer en détail le montant de sa facture à un client est fort utile de ce point de vue.
Mais au fait, comment au juste ai-je fini par devenir réparateur de motocyclettes ? Un jour, Chas s’est engagé dans l’armée. De mon côté, je me suis inscrit à l’université de Californie à Santa Barbara et, en quatrième année, je fus introduit à la philosophie. Ce fut une véritable illumination. Mais en même temps, armé de mon diplôme de physique, je n’arrivais pas à trouver un emploi correspondant à ma formation. Je continuai donc tout à la fois à travailler en tant qu’électricien (comme je l’avais fait tout au long de mes études) et à être attiré par la philosophie. Cette attraction était suffisamment forte pour que je me mette à fréquenter un cours du soir de grec ancien et que je finisse par m’inscrire à l’université de Chicago. Mes études à Chicago furent interrompues quelque temps par une période de travail de bureau que je décrirai ultérieurement, mais finalement, je réussis à obtenir un doctorat d’histoire de la pensée politique. Après quoi je fus embauché pour un an par un département de recherche de l’université, le Comité pour la pensée sociale, installé au deuxième étage du Foster Hall.
Le bureau voisin du mien était occupé par le romancier sud-africain et futur prix Nobel de littérature J. M. Coetzee ; de l’autre côté travaillait le spécialiste de l’Antiquité David Grene, qui semblait lui-même être un Ancien immortel (il était nonagénaire). C’était là une excellente compagnie, même si j’étais un peu intimidé. Par conséquent, et sans d’ailleurs vraiment arriver à y croire, j’étais immensément reconnaissant d’avoir obtenu ce poste. J’étais censé profiter de cette année pour transformer ma thèse en véritable livre et commencer à chercher un poste d’enseignant. Mais je désespérais d’être capable de plier mon travail aux exigences standard d’un ouvrage académique. En outre, les perspectives du marché du travail dans le champ universitaire étaient plutôt déprimantes. J’envoyai mon CV à divers établissements en prenant bien soin d’expliquer dans quel contexte intellectuel s’inscrivait mon travail mais, pour toute réponse, je reçus une série de formulaires-cartes postales où l’on me demandait de remplir un certain nombre de cases concernant mon appartenance raciale, mon identité de genre et mon orientation sexuelle. C’était la première fois que j’avais un aperçu de ce qui se passait dans le monde universitaire hors du cercle sophistiqué de mes amis et professeurs de Chicago. J’eus bientôt l’impression qu’il s’agissait d’une industrie fondamentalement hostile à la pensée. Un jour, j’assistai à une conférence intitulée « Après la beauté », dont les prémisses intellectuelles étaient une espèce de variation esthétique sur la « mort de Dieu », le supposé désenchantement du monde, etc. Intervenant depuis la salle, je me permis d’exprimer ma perception du monde nullement désenchantée et de signaler par exemple qu’il fallait prendre en compte la beauté de certains corps humains, les corps juvéniles en particulier. Je suppose que j’avais mis les pieds dans le plat, parce que mon intervention fut accueillie par des réactions indignées de la part des harpies les plus âgées.
Bref, pour un certain nombre de raisons, je n’arrivais pas à cultiver une aspiration sincère à devenir professeur. Si j’avais fait preuve d’un minimum de responsabilité, j’aurais sans doute dû m’employer aussitôt à définir quels seraient mes moyens d’existence une fois terminée l’année universitaire. Mais ma réaction tenait plus de la dénégation : je décidai de me réfugier dans un atelier improvisé que j’avais installé au sous-sol d’un immeuble de Hyde Park, et je passai mon temps à démonter entièrement une Honda CB360 de 1975 pour la transformer en véhicule rétro de type « café racer ». La pure matérialité de cette expérience et la limpidité de ses exigences techniques étaient un véritable baume pour mon âme en proie à la panique du chômage. Cet hiver-là, tous les matins, je me présentais à la porte de mon atelier armé d’un marteau et d’un gros tournevis, et procédais à la première tâche de la journée : détruire la couche de glace qui bloquait la porte d’accès au sous-sol. Car dès le début de l’hiver, une spectaculaire falaise de glace s’était formée sur toute la surface de la sortie de secours de l’immeuble. Cette espèce de cascade gelée fondait partiellement pendant la journée, mais elle se reformait pendant la nuit et l’entrée ne pouvait plus être libérée qu’à coups de burin et de marteau. À l’intérieur, je gardais une bassine de solvant sous les escaliers ; c’était mon aire de nettoyage des pièces détachées. C’était aussi le réfrigérateur. J’avais un accord tacite avec Dwayne, le concierge : je faisais semblant de ne pas compter le nombre exact de bières que je stockais sous l’escalier et il faisait semblant de ne pas voir le récipient ouvert de solvant hautement inflammable posé à côté des bières. Une deuxième porte donnait sur l’atelier proprement dit, que j’avais doté de tout le confort possible en me branchant sur l’armoire électrique de l’immeuble, qui était dépourvue de compteur. J’avais donc de la lumière et de l’énergie gratis. Grâce au généreux soutien de la fondation John M. Olin, qui était convaincue qu’elle finançait la rédaction d’un livre sur Plutarque, j’avais pu me procurer un compresseur grâce auquel j’alimentais une série d’outils pneumatiques : une fraiseuse, une clé à impact et une meuleuse à disque. Le chauffage n’était pas un problème, grâce à la présence du conduit de cheminée de la chaudière de l’immeuble. La chaudière elle-même était dans une autre pièce du sous-sol, ce qui était idéal, car non seulement je m’épargnais le bruit, mais je pouvais me livrer sans crainte à des activités de soudure et de meulage, vu que les seules vapeurs explosives en suspension dans l’atelier étaient celles que je produisais moi-même. Je n’avais pas trop de mal à maintenir les flammes et les étincelles à distance de produits inflammables mais parfaitement visibles : le spray de nettoyage de contacts électriques, le produit de nettoyage de carburateur, le dégraissant moteur, les huiles de coupe (une pour les métaux ferreux, une pour l’aluminium), la graisse molybdène, la graisse lithium, l’essence, le dégrippant, le bidon d’oxygène, le bidon d’acétylène, etc. Bref, un véritable petit cauchemar écologique mijotant clandestinement sous le domicile de braves universitaires qui ne se doutaient de rien.
Je n’avais pas vraiment planifié cette entreprise. Au départ, je voulais simplement réparer un carburateur, mais la chose avait peu à peu échappé à mon contrôle. Je continuai à démonter des parties de la moto jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un squelette nu, et tous les chèques de ma bourse finissaient à la quincaillerie. J’avais l’impression d’avoir repris le fil de mon éducation adolescente de mécano là où elle s’était interrompue, et mes études de grec ancien semblaient désormais appartenir à une vie onirique parallèle.
Mis au défi par un démarreur qui semblait en parfait état (l’impédance de son bobinage était dans les normes et le rotor tournait librement sur ses coussinets) mais qui se refusait à fonctionner, je commençai à interroger çà et là les employés des concessionnaires Honda. Personne n’avait de solution à mon problème, mais un jour, un agent de service me conseilla d’appeler Fred Cousins, de l’atelier Triple « O » Service : « S’il n’y a qu’une seule personne au monde pour te venir en aide, eh bien cette personne, c’est Fred. »
J’appelai donc Fred, et il m’invita à venir visiter son atelier de Goose Island. Goose Island est une île de la rivière Chicago, à l’ouest du quartier du Loop. Il s’agit d’une friche industrielle désolée où règne un calme étrange. J’allais apprendre plus tard de la bouche d’un fournisseur d’outillage de Fred qui desservait la zone depuis plus de vingt ans que le bâtiment jouxtant l’atelier de Fred était une usine de recyclage de déchets agroalimentaires où les protéines animales étaient transformées en colle. D’après lui, la mafia locale s’en servait aussi régulièrement pour se débarrasser des cadavres de ses victimes. Une grosse voiture venait se garer sur l’aire de chargement et les ouvriers étaient priés d’aller se faire voir ailleurs le temps d’une longue pause.
Suivant les indications de Fred, je me dirigeai vers la porte nue d’un hangar anonyme. L’individu qui m’ouvrit me jeta un regard hostile et quelque peu sceptique. C’était Fred. Quand il vit le démarreur, son expression s’adoucit aussitôt. Nous montâmes au premier étage, que son atelier occupait entièrement, et pénétrâmes dans un espace qui avait été séparé du reste du hangar. Il y avait deux ponts, et sur chacun d’entre eux une Ducati était suspendue à la hauteur du regard. La moitié supérieure d’une des parois de l’atelier était entièrement occupée par une baie vitrée et tout autour des ponts, baignés dans la lumière oblique d’une fin d’après-midi hivernal, je pouvais contempler plusieurs rangs serrés d’Aermacchi, de MV Augusta, de Benelli et d’autres marques italiennes dont je n’avais jamais entendu parler, ainsi que quelques Honda des années 1960 et 1970.
Fred m’indiqua un banc libre pour y déposer le démarreur. Il testa l’impédance pour vérifier l’absence de court-circuit ou de coupure du bobinage, comme je l’avais fait auparavant. Il fit tourner l’axe du rotor sur ses roulements, tout comme moi. Il brancha l’appareil sur une batterie. On constatait une faible réaction, mais l’engin ne tournait pas. Il se saisit alors de l’axe et le fit osciller latéralement. « Trop de jeu. » Il suggéra alors que le problème était l’usure du coussinet sur lequel s’appuyait l’extrémité de l’axe dans le boîtier du démarreur. Quand on applique un courant électrique aux inducteurs, cela engendre non seulement un mouvement de rotation, mais aussi au début un mouvement latéral. S’il y a trop de jeu (quelques dixièmes de millimètres), le rotor se bloque contre le carter du démarreur. Fred partit à la recherche d’un moteur de Honda. Quand il en eut trouvé un possédant le même coussinet, il eut recours à un extracteur pour les sortir tous deux, le mien et le sien. Après quoi il installa avec précaution le coussinet le moins usé sur mon démarreur. Cette fois-ci, ça tournait. Après quoi Fred me délivra un bref et docte exposé sur les caractéristiques métallurgiques spécifiques de ces coussinets de démarreur de Honda datant des années 1970. Son érudition était imbattable.
Au cours du semestre suivant, je ne fis que de brèves apparitions au siège du Comité pour la pensée sociale et passai le plus clair de temps à m’imbiber de connaissances mécaniques dans l’atelier de Goose Island. L’univers tout entier de Fred me semblait trop beau pour être vrai, et il m’offrait tout à la fois un style de vie enviable et de nouvelles idées sur comment gagner ma vie. Mais, au printemps suivant, je reçus un coup de fil d’un de mes anciens profs vivant désormais à Washington et qui me demandait si j’étais intéressé à travailler comme directeur d’un think tank de la capitale, avec salaire plus que substantiel à la clé. Bien sûr que j’étais intéressé. Je passai l’entretien d’embauche et obtins le poste. Pourtant, je ne tardai pas à découvrir que ce nouveau travail était loin de me satisfaire. Les prétentions intellectuelles de mon office étaient plus formelles que substantielles. Il s’agissait en fait de donner un vernis de scientificité à des arguments tout à fait profanes qui reflétaient divers intérêts idéologiques et matériels. Ainsi par exemple, à propos du réchauffement planétaire, je devais m’arranger pour mettre en scène des thèses compatibles avec les positions des compagnies pétrolières qui finançaient la fondation. Par comparaison, la vie de Fred semblait plus libre que la mienne.
Plus « libérale » en tout cas, si l’on prend en considération un des usages traditionnels de ce terme, qui exprimait jadis la distinction entre les « arts libéraux » et les « arts serviles ». Les premiers étaient censés être le privilège des hommes libres, tandis que les seconds étaient identifiés aux arts mécaniques. C’était grâce à mes diplômes en « arts libéraux » que j’avais obtenu mon poste à la fondation et, pourtant, le côté mercenaire de mon travail avait quelque chose de profondément « illibéral ». Concocter des arguments tarifés à la demande n’était guère digne d’un homme libre, et je commençai à ressentir le port de ma cravate comme la marque de ma servitude. Contemplée depuis mon bureau du quartier des consultants à Washington, l’existence d’artisan indépendant que menait Fred m’offrait au contraire une image de liberté que je ressassais avec nostalgie.
Au bout de cinq mois comme directeur du think tank, j’avais fait suffisamment d’économies pour pouvoir m’acheter les outils dont j’avais besoin et je présentai ma démission. Au départ, mes projets étaient modestes, et je pensais travailler depuis mon garage. Mais je fis bientôt la connaissance de Tommy, qui avait entendu parler d’un local vacant à louer pour pas cher. Nous décidâmes de nous associer ; ma part de loyer était de cent dollars par mois.
Pendant mes trois premières années de mécano professionnel, mon atelier fonctionna donc dans cet entrepôt en briques de Shockoe Bottom, un quartier décrépit du centre de Richmond, près de la gare. Nos affaires connurent des hauts et des bas. Installé sur le site d’un futur stade de base-ball, l’édifice fuyait de partout et aucune compagnie ne voulait se risquer à l’assurer. Un jour, après avoir observé les bidons d’essence, le solvant contenu dans la cuve à nettoyer les pièces détachées et, surtout, les circuits électriques de fortune qui pendouillaient çà et là, je décidai qu’il était temps de déménager. De fait, quelque temps plus tard, mon ancien atelier finit par succomber à un incendie. Mais c’est pourtant là que se déroula l’épisode que je souhaite maintenant raconter et qui tourne autour d’une Honda Magna.
L’entrepôt de Shockoe Bottom abritait toute une économie souterraine, invisible depuis la rue. Outre mon atelier, connu sous le nom de Shockoe Moto par les clients qui savaient à quelle vitre opaque frapper, il y avait une petite entreprise de menuiserie – deux artisans en tout et pour tout – et deux autres réparateurs de motocyclettes. Garnet, un vieux mécano taciturne, spécialiste des Harley et des motos britanniques, maniait ses clés Whitworth dans une obscurité caverneuse. Mon propre atelier était beaucoup plus lumineux et je le partageais avec Tommy le peintre, spécialiste du nu artistique et des directions branlantes. Dans d’autres parties du bâtiment, on trouvait les personnages suivants : un spécialiste de la « récupération architecturale » (un ferrailleur, en fait) auquel la rumeur attribuait aussi un autre petit commerce moins avouable ; un entrepreneur en construction doté d’un accent sudiste impénétrable et d’une gigantesque seringue à morphine destinée à soulager ses atroces douleurs lombaires ; une collègue lesbienne du précédent, spécialisée dans la rénovation de vieilles ruines et la réhabilitation de maisons de crack ; l’ivrogne de l’immeuble, oscillant de manière imprévisible entre l’adorable et l’insupportable, engagé dans un interminable projet de restauration d’une vénérable Oldsmobile Toronado ; un canard noir surnommé BD (pour black duck) et spécialisé dans les morsures aux chevilles ; et les deux « gérants » de l’édifice, l’« Irakien » et son frère, ce dernier toujours vêtu d’une chemise de soie. Sans compter une série de litières pour chats et une cohorte changeante d’individus de provenance douteuse, en « situation de transit », qui vivaient à l’étage, se gelant en hiver et étouffant de chaleur en été. Parmi eux, une jeune modèle sado-maso hyper sexy et un livreur de pizzas qui finit par commettre un meurtre en situation d’autodéfense et disparut de la circulation, ne laissant derrière lui qu’un exemplaire du Coran et une pile de magazines porno. Bref, j’étais passé du Comité pour la pensée sociale à la Cour des miracles.
Le côté un peu louche de tout ce petit monde me réjouissait totalement, et je me sentais beaucoup mieux dans cet environnement que dans l’ambiance feutrée des milieux professionnels et universitaires que j’avais fréquentés jusqu’alors. À Shockoe Bottom, personne n’était vraiment complètement en règle, c’était le moins qu’on puisse dire, et cela correspondait tout à fait à l’idée que je me faisais de ma place dans l’univers. Pour aller au travail, il n’y avait pas besoin de se déguiser, ni au propre, ni au figuré. Et puis l’entrepôt abritait plusieurs décennies de détritus. On n’arrêtait pas de découvrir de vieilles babioles sympas dans des pièces dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Cet environnement physique chaotique semblait plus adapté à l’esprit d’investigation que l’ambiance stérile de mon bureau de Washington. Tout ce capharnaüm était une invitation permanente à l’expérimentation.
Un jour, j’étais en train de nettoyer un roulement à billes dans une bassine de solvant. L’étape suivante consistait à le sécher à l’air comprimé. Vingt ans plus tôt, quand je travaillais chez Porsche à Emeryville, on m’avait expliqué qu’il ne fallait jamais laisser un roulement à billes se mettre à tourner au moment de le sécher. Mais on ne m’avait pas dit pourquoi. Tommy était à trois mètres de moi. « Ne le laisse pas tourner », me dit-il. Mais lui non plus ne savait pas pourquoi. En revanche, nous savions très bien tous les deux ce qui allait se passer ensuite. Je commençai à diriger l’air comprimé de façon tangentielle à la circonférence de la bague, et le roulement entra soudain en rotation avec un bruit de turbine. Tommy s’approcha : « Génial ! » Garnet passait juste dans le couloir ; il entra. « Hé, Garnet, t’as déjà fait tourner un roulement à billes à l’air comprimé ? » Le vieil homme sourit sans rien dire. J’augmentai la pression de l’air et maintins le pistolet pointé sur le roulement pour un bon moment. La sonorité se fit de plus en plus aiguë, au point de ressembler à la vibration d’une fraise de dentiste. Tommy et moi étions aux anges. Nous nous tournâmes vers Garnet, mais celui-ci avait disparu. Tout d’un coup, le roulement devint incroyablement plus léger et j’entendis un fracas infernal, type rafale de mitraillette, au niveau des poutres du plafond. L’appareil s’était désintégré et je n’avais plus entre les mains que les bagues vides. Tommy et moi l’avions échappé belle, et nous décidâmes de commencer à prendre au sérieux les silences inscrutables de Garnet.
Je possède un cahier dans lequel j’enregistre les entrées de motos, les travaux accomplis et les leçons apprises à l’occasion. Parfois, j’y dessine des croquis pour mieux appréhender tel ou tel problème mécanique. Quand je répare un embrayage, par exemple, je mesure diverses cotes de tolérance et j’en fais une liste jouxtant les limites d’usure indiquées par le manuel, si la moto sur laquelle je travaille dispose d’un manuel. J’enregistre également le temps passé sur chaque véhicule, et les sommes dépensées en pièces détachées. Le cahier me sert de brouillon pour la facture finale adressée au client. Il ne s’agit que d’une ébauche parce que je dois évaluer à chaque fois jusqu’à quel niveau de détail je dois descendre et jusqu’à quel point il convient de lui raconter toute la vérité.
Sur le côté gauche de la page, j’inscris la durée réelle de l’intervention sur un véhicule. En dessous de chaque chiffre, j’inscris le nombre d’heures que j’entends vraiment facturer. Exemple :
5, 5 D & R train avant, réparation de la fourche.
Facturation : 2 h 30.
Ce qui signifie que j’ai passé environ cinq heures et demie à démonter et remonter le train avant d’une moto, à démonter et nettoyer les parties de la fourche, à les inspecter sous toutes les coutures pour identifier la moindre trace d’usure ou de choc, à installer de nouveaux joints de fourche et rondelles d’étanchéité (il s’agit de rondelles en cuivre ou en aluminium qui servent à sceller hermétiquement les trous des vis ; les fourches contiennent de l’huile), et à remettre tout cet appareillage en place. Mais, en général, je facture un nombre d’heures inférieur au temps réel passé sur un véhicule. C’était particulièrement vrai au tout début de mon activité, quand je préférais travestir la vérité parce que la durée réelle de mes interventions paraissait peu crédible. Si j’étais alors beaucoup plus lent, c’était en partie à cause de mon inexpérience et en partie parce que je tendais à me laisser totalement absorber par les détails et à oublier l’heure. C’est aussi lié à la niche que j’occupe sur le marché : je suis un des rares mécanos qui soient prêts à travailler sur n’importe quelle marque, alors quand je tombe sur un modèle peu fréquent, ce qui arrive assez souvent, je dois passer un certain temps à me familiariser avec lui. Les concessionnaires refusent parfois de travailler sur des motos anciennes parce qu’elles ont tendance à entraîner tout un tas de complications et à exiger une bonne dose d’improvisation. Dans certains cas, les fabricants ont disparu de la circulation et la recherche de pièces détachées devient une épopée sans fin. Il ne s’agit plus dès lors de simples réparations, mais de véritables projets de reconstruction, et les gérants d’atelier ne souhaitent généralement pas casser le rythme de travail de leurs mécanos. Car les mécaniciens de marques travaillent très vite et, en tant qu’indépendant, je me sens dans l’obligation d’être à la hauteur des normes d’efficacité qu’ils établissent, au moins en apparence. C’est pourquoi je mens et je raconte aux clients qu’un travail m’a pris dix heures alors que j’y ai peut-être passé vingt heures. Pour compenser, je facture quarante dollars de l’heure, mais le taux réel est généralement plus proche de vingt dollars. Je n’ai aujourd’hui guère moins l’impression d’être un amateur qu’à mes débuts, mais grâce à ces petits stratagèmes, j’espère pouvoir passer pour un professionnel qui sait ce qu’il fait et qui établit ses factures en conséquence1.
Cette divergence entre ce que suggère mon cahier de notes et ce que dit ma facture définit l’espace où s’élabore l’éthique de la réparation de motocyclettes. Quand vous travaillez sur des motos anciennes, en particulier, il arrive souvent que, pour résoudre un problème déjà existant, vous soyez amené à en créer un nouveau. Un exemple : pour démonter le support d’aiguille du flotteur en laiton sur un carburateur Bing (celui des BMW), la méthode recommandée est d’utiliser un taraud que vous vissez dans le support ; après quoi vous pouvez serrer une pince étau sur le taraud et extraire le support de son logement. Un jour où j’effectuais cette opération, le taraud cassa à l’intérieur du support. Que faire ? Vous pouvez envisager de percer le taraud, mais comme il est abîmé, il est impossible de bien placer le foret pour le percer au centre. Comment facturer le temps passé à résoudre un problème que vous avez vous-même créé ? Il n’y a pas de réponse évidente à ce genre de question. D’un côté, on a un sentiment de culpabilité ou de responsabilité angoissant ; de l’autre, une option plus rassurante : invoquer le Destin. Mais même si vous adoptez cette dernière attitude, reste à savoir au compte de qui doit être facturée la malchance : le vôtre, ou celui du client ? Et il faut bien trouver une réponse au moment de passer la note.
Certains mécanos, tel l’idiot de Pirsig, semblent faire preuve d’un véritable déficit d’attention à l’égard des véhicules qu’ils sont censés réparer. J’ai observé plus haut que cet échec moral coïncidait avec l’erreur cognitive qui consiste à émettre un diagnostic immédiat et prématuré au lieu d’examiner l’engin avec soin. J’ai aussi suggéré que le problème était lié à une certaine incapacité de sortir de soi-même. Je souhaiterais maintenant me pencher sur un autre type de problème, mon type de problème. Je veux parler d’un certain type de comportement obsessionnel à l’égard d’une moto qui peut aussi parfois exprimer une forme d’égocentrisme. Ce qui veut dire qu’à l’occasion, ma facture tend à augmenter simplement parce que je cède à une forme de perfectionnisme compulsif. Il y a donc une tension entre ma préoccupation à l’égard de tel ou tel véhicule et le contrat de confiance qui me lie à son propriétaire. L’échange économique qui a lieu entre nous introduit une dimension supplémentaire, une sorte de métaconnaissance qui complique considérablement la tâche d’identifier les besoins proprement mécaniques de la motocyclette.
Un jour, j’ai reçu un appel du propriétaire d’une Honda Magna V45 de 1983. Ce n’est pas vraiment un modèle de moto qui m’inspire beaucoup et, par ailleurs, l’engin n’était pas sorti du garage pendant deux ans. Ce genre d’appel est assez fréquent à partir du moment où les gens savent que vous être spécialiste des vieilles motos, surtout si vous êtes disposé à aller la chercher chez le client. Invariablement, à un moment ou un autre de la conversation, ce dernier vous affirmera qu’« elle marchait très bien la dernière fois que je m’en suis servi ». Au bout de quelques années d’expérience et d’une bonne dose de cogitation, j’ai fini par me convaincre du caractère parfaitement illusoire de ces affirmations : il est clair que les divers problèmes mécaniques des véhicules concernés ne peuvent pas avoir surgi par génération spontanée alors qu’ils reposaient tranquillement dans un garage. Et si la moto de mon client « marchait très bien », il n’y avait alors aucune raison de la laisser au rebut pendant deux ans.
Mais on était en plein hiver et les affaires tournaient plutôt lentement. Au départ, comme je continuais à nourrir des réserves, je fis de mon mieux pour terroriser le propriétaire de la moto : « En supposant qu’elle ait tous les problèmes habituels chez les bécanes stationnées pendant trop longtemps, sa remise en route va vous coûter dans les mille dollars. Il va falloir réviser les carburateurs, installer de nouveaux joints de fourche, une nouvelle batterie, de nouveaux pneus, probablement de nouveaux conduits hydrauliques, et Dieu sait quoi encore ; alors mille dollars, c’est le minimum. » Le moteur était un des premiers moteurs V45 de Honda, qui présentent généralement des problèmes d’usure excessive au niveau de la distribution. « Vous avez fait réajuster vos soupapes régulièrement ? » Mon client n’avait pas le moindre souvenir d’avoir jamais fait réviser ses soupapes. « Il vaut peut-être mieux carrément laisser tomber. »
Tout ce petit discours était une sorte d’attaque préventive visant à ajuster à la baisse les expectatives du client. C’était une manière un peu brutale de lui faire comprendre le caractère irrationnel de son attachement à une vieille moto décrépite. Avec l’expérience, je suis devenu de plus en plus impitoyable quand il s’agit de transmettre ce genre de message. Mais en même temps, mon attitude a quelque chose de très contradictoire, vu que la bonne marche de mes affaires dépend justement de ce type d’attachement irrationnel. Parce que, si le propriétaire de la Magna suivait effectivement mes conseils, je n’avais plus de boulot.
Ayant vaguement conscience de ce dilemme, j’avais choisi d’imiter Fred, qui répondait à ses clients au téléphone par un vigoureux « À vot’ service » déclamé d’une voix aiguë. J’aimais bien le côté très générique de cette forme de salutation, que je recyclai aussitôt dans mon propre atelier. Service de qui ou de quoi, au juste ? Entre autres choses, de la santé psychique des clients qui tendent à éprouver un attachement irrationnel envers les vieilles motos. Or, un thérapeute doit savoir faire preuve d’une bonne dose de franc-parler, et même d’une certaine brutalité. Supposons qu’un nouveau client vienne visiter mon atelier. Le type s’attend plus ou moins à une espèce de fraternisation gratifiante autour des jouissances esthétiques qu’est censée susciter une moto « classique » ou de collection. Au lieu de quoi il se fait traiter comme un pauvre névrosé malmené par un psy arrogant dans un reality show. Ce n’est pas la peine qu’il se la joue, le mécano se chargera de lui faire comprendre qu’une moto « classique », c’est simplement une vieille bécane pourrie.
Plus j’arrive ainsi à intimider le client – et plus il s’attend à ce que le montant de sa facture soit salée –, plus j’ai de marge de manœuvre dans mon intervention sur son véhicule. Quand vous travaillez sur des motos qui ne valent pas la somme nécessaire pour les réparer, la tension mentionnée précédemment entre le contrat de confiance qui vous lie au client et la responsabilité métaphysique qui vous engage à l’égard de la motocyclette elle-même est particulièrement aiguë. A posteriori, je me rends bien compte que c’est cette même tension qu’exprime la devise de Donsco (« La vitesse coûte cher. Vous voulez dépenser du combien à l’heure ? »). Même chose pour mes discours dissuasifs aux clients : ce que je leur demande, au fond, c’est de laisser leur rationalité économique à la porte de l’atelier ou bien de rentrer chez eux, parce que je ne peux pas servir deux maîtres à la fois. Sauf que, bien entendu, aucun client ne peut se permettre de négliger complètement l’aspect économique de la chose. Malgré mon désir de limiter ma responsabilité aux besoins mécaniques du véhicule, je sais bien que je suis également responsable à l’égard d’un individu doté d’un budget limité.
Mettons que vous découvriez des symptômes manifestes de fuite d’huile : la moitié inférieure de votre moteur et de votre châssis est couverte d’une épaisse croûte de crasse graisseuse solidifiée. Il est parfois facile d’y remédier (fuite du carter ou d’une canalisation d’huile externe), mais il se peut aussi que l’on doive procéder à un démontage intégral du moteur (si la fuite vient de certains joints d’huile). Dans ce dernier cas, mieux vaut laisser tomber et reléguer la moto souffrante au statut de réservoir de pièces détachées. Mais pour trancher, il faut d’abord savoir d’où vient exactement la fuite. Le problème, c’est qu’une fois qu’elle commence à fuir, l’huile de moteur a tendance à se disperser un peu partout sous l’effet de la vitesse et du vent. Par conséquent, pour identifier l’origine exacte de la fuite, vous devez d’abord procéder à un nettoyage et à un séchage minutieux du véhicule tout entier, et nettoyer une moto n’est pas une tâche facile. Il faut commencer par décaper la couche d’impuretés au tournevis, ce qui n’est pas très agréable, et voir tomber du pont des morceaux entiers de substance graisseuse couleur de merde. Après quoi, c’est le tour de l’astiquage au chiffon, beaucoup de chiffon, à l’aide de diverses substances caustiques.
Une fois que la bécane est propre comme un sou neuf, il m’arrive de pulvériser du talc pour les pieds qu’utilisent les sportifs sur toutes les zones suspectes. (Comme cette poudre est blanche et adhère aux surfaces, elle rend les fuites d’huile plus faciles à repérer). Mais avant de pouvoir identifier une fuite d’huile, il faut faire tourner le moteur. Ce qui veut dire que vous risquez de passer pas mal de temps à démonter et nettoyer les carburateurs, à trier les câbles plus ou moins abîmés, et Dieu sait quoi encore, avant de pouvoir démarrer le moteur et d’être capable de déterminer si la fuite éventuelle est sérieuse. Or, si vous l’aviez su dès le départ, vous en auriez par là même conclu que l’engin ne valait pas la peine qu’on y investisse tant de temps. Par conséquent, avant de commencer à ressusciter une vieille moto, il faut réfléchir minutieusement et logiquement à la séquence précise d’investigations et d’opérations qui vous permettra de déceler les problèmes les plus sérieux le plus tôt possible.
La Magna de mon client était dans un état pitoyable. Pour arranger le tout, avec ses enjoliveurs en plastique et son look années 1980 un peu pépère, elle n’assurait pas vraiment côté glamour. Des millions d’exemplaires de ce modèle ringard peuplaient sans doute les dépotoirs de ferraille du monde entier, et il semblait passablement irrationnel que je m’apprête à consacrer un temps précieux – et à gaspiller l’argent de mon client – à essayer d’en tirer quelque chose. Mais j’avais besoin de ce boulot. Je la hissai sur le pont et oubliai rapidement ces vulgaires considérations coût-bénéfice. L’atelier était vide et silencieux, et, à chaque exhalaison, ma respiration formait un panache de buée éphémère dans cet environnement glacial. J’appuyai sur un levier rouge, déclenchant le bruit de succion assourdissant de l’air comprimé, et la Magna s’éleva jusqu’à hauteur de mon regard.
J’avais lu que ce modèle avait souvent des problèmes de soupapes, et je décidai donc de commencer par examiner lesdites soupapes. Le problème, c’est que, avec la forme très ajustée du châssis de la Magna, essayer de dégager le cache-soupapes de la partie arrière des cylindres est à peu près aussi facile que de faire sortir une maquette de voilier d’une bouteille. Cela semble même carrément impossible. Si vous persistez dans votre effort, c’est seulement parce que vous savez qu’il a bien fallu installer ces soupapes au départ et que donc, en théorie, la séquence de manipulations qu’implique cette installation devrait être réversible. Pourtant, au bout d’un certain moment, je commençai à douter de ce raisonnement logique inattaquable et à caresser l’idée de découper le châssis et de le ressouder ultérieurement. J’étais tellement obnubilé par mon problème que toute mon entreprise commença à prendre un tour passablement délirant.
Tout d’un coup, je sentis une odeur de brûlé : mon pantalon était en feu. À force de m’escrimer à grand renfort de gesticulations sur le capot de soupapes, je m’étais trop rapproché du radiateur à gaz. En attendant, ce foutu capot n’avait pas bougé d’un millimètre. Plusieurs heures avaient passé et j’avais pratiquement épuisé tout mon répertoire de jurons, qu’il s’agisse de variations sur le thème « putain de bordel de merde » ou d’invectives xénophobes contre les pauvres Japonais. J’approchais de ce moment familier où, après avoir traversé toutes les étapes de la démence et du désespoir, le mécanicien accède à une espèce de calme irréel. J’en étais désormais réduit à répéter comme un zombi une série de manipulations du capot de soupapes dont j’avais pourtant identifié depuis longtemps le caractère parfaitement futile quand, tout d’un coup, l’une de ces pièces récalcitrantes se dégagea de sa prison et se retrouva au creux de ma main.
C’est là une expérience courante et de fait, bien souvent, dans l’espoir de gagner du temps dans ce type de processus de démontage et remontage, j’essaie de m’autohypnotiser pour arriver dès le départ à susciter en moi un état de résignation de type zen. Ça ne marche jamais, en tout cas pas pour votre serviteur. Alors, comme on dit, j’ai adopté ma propre procédure opérationnelle. J’appelle ça la « procédure PBM » (putain de bordel de merde).
Les cames et les culbuteurs ne paraissaient pas présenter de problème. Ils étaient même en parfait état. Toutes les soupapes du cylindre numéro 2 étaient trop serrées, je les ai donc ajustées à la cote de 0,005 in. (0,13 mm). Quand j’eus enfin remis en place les capots de soupapes, je venais de passer sept heures sur cette moto (j’ai presque honte de l’admettre), sans avoir pratiquement progressé d’un millimètre dans mes efforts pour la remettre en marche. Les soupapes trop serrées n’auraient nullement empêché le moteur de tourner suffisamment bien pour que je puisse formuler un diagnostic pertinent. À quarante dollars de l’heure, mon tarif habituel, cela faisait déjà deux cent quatre-vingts dollars, donc, pas question que je facture les sept heures au client. En tout cas, je savais qu’au niveau temps et argent, ma marge de manœuvre était maintenant considérablement réduite. Avec le recul, je me rendais compte que j’aurais mieux fait de laisser les soupapes tranquilles et de me concentrer sur des problèmes plus sérieux.
Comme le carburateur, par exemple. Pour le remettre en état, il me fallut faire trois voyages de l’autre côté de la rivière pour aller fouiller dans l’entrepôt de pièces détachées de deuxième main de Bob Eubanks, à la recherche d’une tringle de commande, d’un ressort manquant et d’un corps de carburateur. Mais c’est sur le problème de la commande hydraulique de l’embrayage que je souhaite concentrer mon récit, dans la mesure où il illustre bien la tension susmentionnée entre la responsabilité métaphysique d’un mécano à l’égard d’un véhicule et sa responsabilité financière à l’égard du client.
L’embrayage était bloqué. J’essayai de purger le système, mais je n’arrivais pas à faire sortir tout l’air des canalisations. L’air étant un élément compressible, sa présence dans le système hydraulique empêche la transmission, à travers les canalisations, de la pression qui est nécessaire pour activer les puissants ressorts qui emprisonnent l’embrayage. J’entrepris donc de refaire le maître cylindre, ce qui signifie en réalité le démonter, le nettoyer minutieusement au solvant et à l’air comprimé, enlever le vernis en le polissant prudemment avec du Scotch-Brite gris, installer un nouveau piston et un nouveau joint, et remplacer une partie des rondelles d’étanchéité.
Mais il n’y avait rien à faire, le système ne se vidangeait pas. Je décidai alors de démonter également le cylindre secondaire. La cavité qui abrite le cylindre secondaire dans le carter du moteur était remplie d’une substance visqueuse assez répugnante. Je me rendis compte que le joint à l’extrémité du cylindre secondaire était fortement détérioré et, à ma grande satisfaction, identifiai enfin le coupable : le fluide fuyait du cylindre secondaire. Une fois la cavité entièrement nettoyée, je remarquai qu’un joint d’huile du carter moteur, juste derrière le cylindre secondaire, avait l’air passablement abîmé. J’en conclus que la substance émulsifiée que j’avais nettoyée était en fait un mélange de liquide d’embrayage et d’huile de moteur ; peut-être que c’était cette fuite d’huile de moteur qui avait corrodé le joint du cylindre secondaire. Peut-être qu’il existait différents types de caoutchouc, chacun ne résistant qu’à un certain type de liquide. Je n’avais en tout cas jamais entendu parler de ce problème. De toute façon, il fallait remplacer le joint d’huile. Il avait la forme d’un doughnut, comme c’est généralement le cas, et la taille d’une pièce de vingt-cinq cents. La circonférence intérieure était dotée d’une petite lèvre qui racle l’huile sur la tige à mesure que celle-ci glisse à travers le joint, ce qui se produit quand vous actionnez l’embrayage.
Mais c’est là qu’il fallait faire très attention. Est-ce que le joint tenait en place uniquement grâce à un ajustement serré dans son logement du bloc moteur, ou bien est-ce qu’il y avait une gorge interne, se terminant par un collet façonné à l’intérieur de la paroi du carter ? J’avais beau pointer ma lampe torche sous tous les angles, je n’arrivais pas à trancher. Dans le premier cas, le joint pouvait être retiré de l’extérieur à l’aide de pinces spéciales ou d’un tournevis manié avec prudence. Dans le second cas, il n’y avait pas moyen de le remplacer autrement que de l’intérieur du moteur. Pour essayer d’en savoir plus, je pouvais éventuellement travailler le joint avec un tournevis, mais je risquais ainsi de l’abîmer encore plus.
Je disposais d’un catalogue de pièces détachées sur microfiches pour la Magna. J’insérai donc la fiche correspondante dans un ancien lecteur de fiches de bibliothèque qui se trouvait sur mon établi et éteignis le plafonnier fluorescent. Je suspendis ma respiration pour ne pas couvrir de buée l’écran du lecteur. Le graphique ne répondait pas à mon interrogation. C’était l’impasse, le genre de situation qui vous laisse paralysé.
J’allumai une cigarette et laissai la fumée former peu à peu un écran entre mon regard et la Magna. Je devins sensible au léger bourdonnement des néons et me rendis compte de l’heure : la nuit était déjà avancée. Je traversai l’immeuble plongé dans l’obscurité jusqu’aux toilettes : l’eau avait gelé dans la cuvette des WC. Il me vint à l’esprit que la décision la plus rationnelle sur le plan économique était peut-être de laisser complètement tomber mes hypothèses sur le joint d’huile endommagé. Une fois le cylindre secondaire remis à neuf, l’embrayage fonctionnait parfaitement pour l’instant. Même si j’avais raison quant à l’effet négatif de la fuite d’huile sur le joint du cylindre secondaire, qu’est-ce que cela changeait ? Le problème mettrait un certain temps à se présenter de nouveau, et qui sait même si mon client serait alors encore propriétaire de la Magna. Si je ne suis même pas sûr que ce sera demain son problème, pourquoi devrais-je en faire aujourd’hui mon problème ?
Mais tandis que je pénétrais de nouveau dans le flot de lumière de l’atelier, ce n’était plus au propriétaire que je pensais, mais au véhicule lui-même. Je ne pouvais tout simplement pas chasser ce joint d’huile de mon esprit. Une nouvelle obsession était en train de s’installer, et je ne faisais guère d’effort pour y résister. Je commençai à attaquer le joint au tournevis, le regard concentré comme un laser. Au début, je me dis que j’étais simplement en train d’explorer le problème, mais le joint commençait à céder sous les coups et, au bout d’un moment, j’abandonnai toute prétention de simple diagnostic. J’allais faire sortir ce petit salopard de son trou.
Il y a au principe de cette attitude une mécanique perverse que je vais essayer de déchiffrer. Mon joint d’huile était la clé d’une véritable boîte de Pandore : je me sentais obligé d’aller au fond des choses, d’effectuer une exploration et une remise en ordre absolument exhaustives. Mais ce perfectionnisme compulsif n’est pas vraiment compatible avec l’univers des préoccupations humaines où tout ce qui importe, c’est que la motocyclette fonctionne. Car si un individu possède une moto, c’est d’abord pour la conduire, et cette fonction élémentaire risque d’entrer en concurrence avec d’autres objectifs éventuels de son propriétaire. Cette vision plus globale et plus pragmatique de la motocyclette se caractérise par l’importance de la dimension économique. C’est en elle que s’enracine le contrat de confiance entre le mécanicien et son client. La curiosité excessive est une caractéristique du fornicateur, expliquait saint Augustin. Dans ce cas particulier, la victime de ma fornication spirituelle était mon client, et plus spécifiquement son porte-monnaie.
D’après un théologien contemporain, « le désir qu’exprime la curiosité est un désir autarcique, limité par l’objet qu’il aspire à connaître isolément : le savoir que la curiosité cherche à acquérir tend à se présenter comme la seule possession digne d’acquisition2 ». Le problème, avec ce type d’obsession, c’est qu’une compréhension adéquate de l’activité du mécanicien nous enseigne que celle-ci, plutôt que de refléter une curiosité théorique, a un caractère essentiellement pratique. C’est pourquoi elle doit être disciplinée par un souci attentif et circonspect (au sens étymologique du terme) des besoins d’autrui, par une espèce de conscience fiduciaire. D’après Amy Gilbert, la sagesse pratique implique « une appréciation exhaustive des dimensions morales caractéristiques d’une situation donnée. C’est notre conscience de ces dimensions qui nous permet d’y réagir de façon adéquate3 ». Par conséquent, pour atteindre la sagesse pratique, il nous faut dépasser non seulement l’autisme de l’idiot, mais aussi le champ de vision limité de l’homme curieux complètement absorbé par sa tâche. Car si ce dernier dirige effectivement son attention hors de lui-même, il ne perçoit toutefois plus rien d’autre que son objectif. Bien souvent, les travaux de recherche universitaires manifestent ce type de curiosité dénuée de circonspection ; de fait, ma propre thèse de doctorat obéissait à une logique assez semblable à celle de mon intervention sur le joint d’huile de la Honda Magna. Sauf que, dans le cas de la Magna, je devais rendre des comptes à mon client.
Les métaphysiciens ont en général une vision assez négative de l’échange économique. D’après eux, l’échange est le domaine de l’accord superficiel et du jugement conventionnel, sans égard pour les qualités intrinsèques de l’objet ou de la situation. Mais quand ils sont le résultat d’une délibération, les accords et les conventions de type contractuel offrent un contrepoids utile à la subjectivité – ils sont une preuve que vous n’êtes pas complètement fou, ou du moins un élément de validation assez solide de cette hypothèse. Certains individus ont plus besoin que d’autres d’être rassurés par ce genre de preuve, et être rémunéré pour un travail qui vous plaît est une forme de confirmation particulièrement efficace. Bref, si votre rapport au monde se caractérise par un sentiment d’arbitraire et de subjectivisme excessifs, et par la sensation que vos actions manquent de justification, ce type d’activité économique est une excellente thérapie.
Pour en revenir à mon joint d’huile, comme de bien entendu, il se trouve qu’il ne pouvait être remplacé que de l’intérieur du moteur. Soit un boulot monstrueux. J’en fus donc réduit à démonter la sortie d’arbre de transmission (la Magna est à transmission directe) et le bras oscillant pour parvenir à mes fins. Mais, tout comme le plaisir du fornicateur, la satisfaction d’avoir atteint mon but était accompagnée d’une bouffée de mauvaise conscience. Pour atténuer mon sentiment de culpabilité, je fis baisser ma facture de 2 200 à 1 500 dollars. Ce faisant, je reconnaissais implicitement que ma vigilance professionnelle laissait beaucoup à désirer : j’étais encore loin de pouvoir passer pour une personne lucide dotée d’un champ de vision ample et capable de percevoir la situation dans toutes ses dimensions. Ce sont là des qualités qui ne sont susceptibles d’être acquises que progressivement, au gré des circonstances. Et c’est la présence d’autrui au sein d’un univers commun qui rend cette acquisition tout à la fois possible et nécessaire.
Notes du chapitre 5
1. Le salaire d’un mécanicien moto est en général nettement inférieur à celui d’un mécanicien auto. La logique économique de ce type de rémunération est pour le moins complexe, et elle est d’autant plus opaque qu’il s’agit là d’un thème assez délicat sur le plan subjectif. J’ai demandé à plusieurs réparateurs indépendants plus chevronnés que moi qui facturent jusqu’à 60, 70 ou même 80 dollars de l’heure (sur des marchés urbains du Nord ou de la côte ouest, où les prix sont plus élevés en général) quel pourcentage de leur temps passé dans l’atelier ils considéraient comme « rémunérable ». Je ne suis jamais arrivé à avoir une réponse claire.
2. Paul J. GRIFFITHS, « The Vice of Curiosity », Pro Ecclesia, XV/1, 2006, p. 47-63.
3. Amy GILBERT, « Vigilance and Virtue : In Search of Practical Wisdom », Culture, automne 2008, p. 8.