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Travail, loisir et engagement

Lors des jeux Olympiques de 1976, les spectateurs du monde entier furent électrisés par la performance impeccable de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, qui obtint une note de 10 sur 10, fait sans précédent dans les annales de ce sport. De fait, le tableau d’affichage électronique s’avéra incapable d’enregistrer un tel résultat – dont personne n’avait jamais envisagé la possibilité – et marqua 9,99. Les opérateurs du tableau remplacèrent ce chiffre par un 1,00 et tout le monde comprit ce que cela signifiait. Revenant sur son exploit quelques années plus tard, Nadia Comaneci expliqua : « Pendant que j’exécutais mon enchaînement, je ne pensais pas du tout que ma performance était parfaite. J’estimais qu’elle était plutôt assez bonne, mais les athlètes ne pensent pas qu’ils font l’histoire au moment de faire l’histoire. Ils se concentrent sur ce qu’ils sont en train de faire, et c’est comme ça que les choses arrivent… Au début, je n’ai même pas regardé le tableau d’affichage. Ce sont mes coéquipiers qui ont commencé à le montrer du doigt à cause des acclamations de la foule1. »

Ces remarques mettent en lumière une caractéristique importante des pratiques qui supposent une forme d’engagement actif et compétent : l’attention des pratiquants est concentrée sur des critères intrinsèques à ladite pratique plutôt que sur les biens extérieurs qui peuvent être obtenus grâce à elle, comme l’argent ou la reconnaissance sociale. Cette distinction entre bien interne et bien externe peut-elle nous aider à mieux comprendre la nature du travail ?

Il est symptomatique que, lorsque nous pensons à une activité intrinsèquement satisfaisante, c’est d’abord le domaine des loisirs qui nous vient à l’esprit : un sport, par exemple, ou un hobby que nous apprécions particulièrement. Ces activités sont des fins en soi et nous les pratiquons sans que personne nous paye pour ce faire. Inversement, l’objet fondamental du travail est la rémunération, et il y aurait quelque chose d’utopique à essayer de comprendre le travail sans aucune référence à ce bien externe. Peut-être que la séparation entre travail et loisir, entre dure nécessité et activité agréable est un fait incontournable de la vie. Mais essayons d’imaginer à quoi pourrait ressembler une forme d’existence plus intégrée, même si ce faisant on pourra nous reprocher de nous aventurer sur le territoire douteux de l’« idéalisme ».

De nos jours, il est fréquent que les individus considèrent que leur « véritable personnalité » s’exprime dans les activités auxquelles ils consacrent leur temps libre. Conformément à cette perception, un bon travail est un travail qui vous permet de maximiser les moyens de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles la vie a enfin un sens. Le vendeur d’hypothèques travaille dur toute l’année avant de s’offrir des vacances au Népal pour escalader l’Everest. Au niveau psychique, la fixation hyperbolique sur cet objectif lui permet de tenir le coup pendant les mois d’automne, d’hiver et de printemps. Les sherpas semblent comprendre leur rôle dans ce drame intime et s’efforcent de faciliter avec discrétion son besoin d’une confrontation nue et solitaire avec le Réel. Il y a déconnexion totale entre son existence au travail et ses loisirs : dans la première, il accumule de l’argent ; dans le cadre des seconds, il engrange des nourritures psychiques. Les deux dimensions de son existence sont codépendantes et aucune ne serait possible sans l’autre, mais la forme que prend cette codépendance est celle d’une espèce de négociation entre deux subjectivités différentes plutôt que celle d’un tout cohérent et intelligible.

Il existe pourtant des vocations qui semblent offrir une connexion plus étroite entre le fait de vivre sa vie et celui de la gagner. Ce type de cohérence est-elle liée à la nature du travail lui-même ? Un médecin s’occupe des corps, un pompier veille aux incendies, un enseignant forme les enfants. Tout comme l’Everest, ces choses font partie du réel, et les pratiques qui les servent exigent le type de concentration autour de laquelle une existence peut prendre forme (de même que l’existence des sherpas tourne autour de l’escalade en montagne). Dans ces professions, le praticien développe une forme avancée de jugement discriminant sur les objets de sa pratique, quelque chose qui ressemble un peu à la capacité d’appréciation esthétique. Sa perception des corps, des incendies, des élèves ou des montagnes se renforce avec l’expérience, et sa capacité de réagir de façon appropriée progresse en conséquence.

Un bon enseignant aime ses élèves et cherche à développer leur intelligence. La plupart des individus qui travaillent sur des automobiles aiment les voitures. Ils cherchent généralement à développer leur capacité à rouler plus vite. Il est donc possible que le travail d’un mécanicien ait lui aussi le caractère d’une vocation.

Le monde du speed shop

Aux États-Unis, les ateliers de type speed shop – comme Donsco, où travaillait mon ami Chas – font partie du paysage de la mécanique auto et moto depuis plusieurs décennies. Pour les employés de ce type d’entreprise, la frontière entre travail et loisir est souvent difficile à tracer ; leur emploi est un véritable style de vie. Un speed shop se compose généralement d’une boutique qui vend des pièces détachées (américaines ou importées, mais jamais les deux ensemble) pour véhicules de compétition et d’un atelier de réparation et de service. Le matériau qui y est traité est une procession constante de reliques complètement détraquées, ou du moins sérieusement endommagées, et dont les propriétaires espèrent résoudre leurs problèmes par le biais de diverses stratégies : en discutant avec les employés ou avec les autres clients, en achetant de nouvelles pièces ou les services d’un mécano, voire en empruntant les outils de ce dernier (emprunt qu’il s’agit de solliciter avec la plus extrême courtoisie s’ils ne veulent pas être bannis à jamais). Nombre de speed shops fonctionnent aussi comme des sortes de clubs d’amateurs enthousiastes qui parrainent des véhicules dans telle ou telle compétition.

Bien souvent, un employé de speed shop aura commencé à fréquenter le comptoir de vente en tant que jeune client novice avant de grimper dans la hiérarchie en étant admis dans l’atelier avec son véhicule, et peut-être même autorisé à utiliser un cric rouleur pour installer lui-même des amortisseurs achetés sur place. Un avocat aurait certainement des sueurs froides face aux risques d’accident qu’implique un tel mélange des rôles, mais cette espèce d’adoption du client par l’atelier repose sur une évaluation implicite de la personnalité du novice et sur l’instauration d’un certain niveau de confiance. Couché sous son châssis, notre mécano improvisé sera généralement soumis à une forme atténuée de supervision par un professionnel dont il n’apercevra que les chaussures et qui l’abreuvera au passage d’invectives obscènes. Ce torrent d’insultes fera partie du processus d’instauration de la confiance. Si notre novice se montre capable de répliquer avec un minimum d’humour, la conversation virera rapidement au pur dévergondage sexuel, et la confiance en sera renforcée et deviendra totalement réciproque. Si les talents du mécano amateur s’avèrent prometteurs et s’il semble capable de s’enfoncer encore plus loin dans la turpitude, il se peut fort bien qu’il soit embauché : il aura démontré un niveau de sociabilité qui fait que tout le monde se sentira à l’aise auprès de lui.

Outre sa rémunération officielle, il aura accès à une série de bénéfices additionnels. On lui fera un prix sur les pièces détachées et il pourra se servir du pont après la fermeture. La satisfaction de pouvoir désormais prodiguer ses propres conseils à la prochaine génération de jeunes amateurs est aussi un bonus non négligeable ; elle représentera en tout cas un changement de statut prestigieux. Un autre plaisir substantiel consistera à pouvoir fréquenter la piste locale de tout-terrain le samedi soir en compagnie de ses potes, tous revêtus du tee-shirt de l’atelier. De temps à autre, toute l’équipe s’embarquera pour la Basse-Californie avec une caravane de groupies et d’admirateurs pour participer à un grand rallye dans le désert. Bien entendu, il y aura toujours des types pour s’inviter à la fête en baptisant pompeusement leur engin du titre de « véhicule d’accompagnement » ou « véhicule d’ouverture », censé faire la course avant le départ pour vérifier le parcours. Bref, ce seront vingt-quatre heures de réjouissances parfumées d’essence de compétition et de bière chaude, et ponctuées par le bruit du métal qui casse brutalement.

La hiérarchie sociale des speed shops est liée à une éthique de la vitesse qui pourra éventuellement être un peu difficile à déchiffrer pour un jeune novice. Ce dernier aura parfois besoin d’être formé. Un jour, quand j’avais dix-huit ans, à peu près un an avant d’être introduit dans le milieu des Volkswagen de compétition par Chas, j’étais garé devant un autre speed shop californien, la Buggy House de Hayward. J’étais affairé à farfouiller dans mon carburateur, lequel émergeait avec une ostentation un peu vulgaire d’un orifice que j’avais découpé dans le capot moteur de ma voiture. Un type plus âgé que moi, au volant d’un Coccinelle apparemment flambant neuve et pas du tout modifiée, arrive, se gare et entre dans la boutique. Au bout de quelques minutes, il ressort et monte dans son véhicule sans dire un seul mot. Je me demande s’il a remarqué mon carburateur italien de fantaisie. Il démarre son véhicule, qui produit une sonorité d’apparence tout à fait inoffensive. Il se met en première et fait chauffer ses pneus.

Puis il passe en seconde. La Coccinelle ne bouge toujours pas, mais le nuage de fumée blanche qui s’échappe des ailes arrière se fait de plus en plus dense, et l’arrière du véhicule commence à chasser. Il monte en troisième et son véhicule finit par avancer et se déplacer lentement dans une direction indéfinie. Je le contemple, ébahi. Ses pneus commencent à fondre et à coller, son arrière s’abaisse, la voiture bondit et, au bout d’une trentaine de mètres, le conducteur passe en quatrième avec un beau crissement, comme pour prendre définitivement congé. Flottant dans l’atmosphère plombée de l’été, un nuage compact de fumée dérive vers moi dans un silence étrange. Au moment où l’odeur du caoutchouc brûlé atteint mes narines, je commence à réaliser la pertinence de l’expression employée par les amateurs quand ils parlent d’une voiture comme d’un sleeper (un « dormeur »), soit à peu près le contraire d’un véhicule qu’on caractérisera comme « pure frime, rien sous le capot ». L’important n’est pas seulement la vitesse de pointe, mais aussi l’accélération. Je me sentais comme un chiot auquel on venait de lancer une vieille pantoufle.

Travail et communauté

L’univers du speed shop a-t-il quoi que ce soit à nous enseigner sur la tension entre travail et loisirs, et sur la possibilité d’alléger cette tension dans le sens d’une vie plus cohérente ? Il s’agit d’une communauté de consommateurs qui coexiste et coïncide en partie avec une communauté de travailleurs. Cette coexistence concerne chacun des participants, et la boutique-atelier est l’espace où se concrétise socialement la convergence de leurs intérêts : il n’est pas un seul des employés qui ne soit aussi un amateur enthousiaste de véhicules de compétition, ni un seul des clients qui ne soit un fan de mécanique. Les premiers savent tout des moteurs des seconds, et vice versa. En quelques années, un mécano qui travaille dans un speed shop aura probablement l’occasion d’intervenir plusieurs fois sur le même vilebrequin. Il reconnaîtra sa propre écriture sur les contrepoids, au crayon gras ou au Stabilo. À chaque réparation, il notera la tolérance des roulements à billes pendant que les portées seront limées et polies. Peut-être même qu’il aura vu en direct le moteur casser pendant une course le week-end précédent, ce qui l’amènera à essayer une bielle de longueur différente. Le savoir de tous les participants progresse en vertu d’une dialectique partagée. Une dialectique entre individus, mais aussi entre actions répétées : vous commencez par casser telle ou telle pièce et vous apprenez quelque chose de nouveau en la démontant et en discutant avec d’autres. Ici, travail et loisirs s’appuient tous deux sur un phénomène fondamentalement humain : l’activité rationnelle de type coopératif. Cette activité est orientée vers un objectif qui se présente comme un bien dans le contexte d’un style de vie spécifique : la vitesse. Servir un tel maître, c’est entrer dans une communauté. Et, comme je l’ai appris devant la Buggy House de Hayward, c’est aussi être prêt à recevoir une leçon de la part d’un aîné. C’est une forme de solidarité.

Il me semble que la question de savoir si le travail est « aliéné » ou pas peut être comprise dans les termes que ce type de perception rend possibles. Marx soutenait que c’est par le biais du travail que nous réalisons notre « être générique », à savoir notre nature conjointe d’individus rationnels et d’êtres sociaux. D’après lui, nous sommes aliénés quand le produit de notre travail est approprié par autrui, dans la mesure où ce produit est une manifestation concrète des potentialités les plus humaines d’un individu. Le produit de son travail est « arraché » au travailleur, et Marx suggère que ce produit devient ainsi une entité étrangère, pratiquement hostile, dans la mesure où elle est utilisée par quelqu’un d’autre. Mais est-ce vraiment le cas ? Je ne trouve pas Marx très convaincant sur ce point. Si je suis un fabricant de meubles, par exemple, qu’est-ce que je pourrais bien faire d’une centaine de chaises ? Après tout, je désire bien qu’elles soient utilisées ; cela complète mon activité de fabrication et les investit d’une réalité sociale. J’ai ainsi l’impression d’avoir contribué au bien commun. Mais, comme le suggère le philosophe Talbot Brewer, cet aspect du problème soulève la question de la perception de cette utilité et de son caractère plus ou moins direct.

C’est une chose pour l’ouvrière chinoise de savoir que, quelque part dans le Middle West, la couverture en patchwork traditionnel typiquement américaine qu’elle a cousue sert les besoins d’un individu concret et que ce dernier l’investit en outre d’une signification culturelle spécifique qui lui est pratiquement incompréhensible ; c’en est une autre pour un menuisier de déambuler en ville et de repérer la nouvelle porte d’entrée qu’il a conçue et fabriquée pour tel ou tel magasin, de s’enquérir par expérience directe ou par ouï-dire de ses défauts et ses qualités esthétiques et fonctionnelles, et de modifier ses futures productions en fonction de cette rétroaction quotidienne. Il y a bien entendu tout un monde de possibilités entre ces deux extrêmes. Une certaine lecture de Marx consisterait à penser que plus on est proche du travail du menuisier, moins le travail est aliéné2.

Quand l’activité du fabricant (ou du réparateur) s’inscrit de façon immédiate dans une communauté d’usagers, elle peut être enrichie par ce type de perception. Dans ces conditions, le caractère social du travail n’est pas séparé de ses normes intrinsèques ou de son aspect technique ; le travail s’améliore par le biais des relations avec autrui. Il est même possible que la nature de ces normes, les critères mêmes de sa perfection ne puissent émerger qu’à travers ces échanges répétés avec les usagers et avec les autres artisans de la même branche. Quand un travail possède ce caractère social, il est susceptible de mettre en lumière une conception partagée du bien et de la rendre plus concrète.

L’éloignement géographique et culturel de l’ouvrière chinoise exclut ce type d’expérience. Il existe aussi une autre forme d’aliénation : il se peut que les usagers soient radicalement séparés des producteurs par des conditions d’inégalité radicale, quand bien même ils habiteraient la même ville. C’est particulièrement vrai dans le cas des biens de luxe, et on peut parfaitement imaginer qu’un ouvrier pékinois qui fabrique des sacs Vuitton pour les ploutocrates de la capitale chinoise trouve son travail odieux.

Mais une situation analogue peut avoir une signification toute différente quand l’inégalité est accompagnée par un certain sentiment partagé du bien commun et de la chose publique. Prenons le cas d’un métallo britannique qui emboutit des morceaux de tôle pour une Rolls Royce au début des années 1970. Il n’aura jamais les moyens de se payer un des véhicules qu’il fabrique, mais il participe du prestige de la marque Rolls Royce et en éprouve un sentiment de fierté. Il s’agit d’une entreprise typiquement nationale, et de la meilleure dans son genre. Dans le même ordre d’idées, prenons le cas du travailleur de chez Mercedes qui intériorise le prestige de l’« ingénierie allemande ». Le produit de son travail continuera de lui être « arraché » par une classe supérieure, comme le dit Marx, mais il est aussi membre d’une communauté politique distincte du marché et qui définit un certain type de bien commun. L’idée de grandeur nationale, souvent liée à une culture matérielle, nourrissait jadis des identités communes qui modéraient jusqu’à un certain point l’antagonisme de classe. Un marxiste serait sans doute d’accord avec cette analyse, mais il l’interpréterait de façon négative en tant qu’obstacle à la révolution. D’après lui, le nationalisme est une idéologie qui conforte la domination du prolétariat en empêchant le développement de la conscience de classe. Pourtant, la fierté professionnelle de l’ouvrier de chez Rolls Royce revêt son travail d’une certaine dignité humaine, et il est présomptueux de la part de l’observateur marxiste de la dénigrer en tant que « fausse conscience ».

L’ironie, c’est que c’est aujourd’hui l’élite managériale du capital international qui aura le plus tendance à se plaindre de la fausse conscience des travailleurs excessivement attachés à l’idée de nation (ceux qui, par exemple, souhaitent qu’on mette des restrictions à l’immigration). Ce sont désormais les capitalistes qui appellent les « prolétaires du monde entier » à « s’unir » pour en finir avec les « distorsions » du marché du travail (les salaires trop élevés) engendrées par les frontières politiques. Ce slogan exprimait jadis l’espoir d’organiser une main-d’œuvre dispersée et exploitée, il décrit aujourd’hui la disponibilité d’une immense masse de « ressources humaines ». À cela vient s’ajouter le prestige moral un peu facile du multiculturalisme, ce qui fait que ce nouvel internationalisme trouve des défenseurs à gauche. Au sommet de la chaîne alimentaire, les membres de l’élite s’enorgueillissent de leurs goûts cosmopolites, de leurs restaurants japonais et de leurs petites amies brésiliennes. Mais quand son usine est délocalisée, à quoi peut se raccrocher le travailleur de l’industrie automobile ? Il n’est plus aussi facile d’être fier de travailler chez Rolls Royce quand vous vous contentez d’assembler des pièces fabriquées Dieu sait où.

Dès lors, que faire ? Vous pouvez essayer de trouver un travail dans les interstices de l’économie, un emploi dont le débouché marchand soit entièrement compatible avec l’échelle humaine des interactions face à face. C’est ce qu’offre un environnement comme le speed shop, à savoir une communauté de fabricants et de réparateurs entièrement intégrée au sein d’une communauté d’usagers. Ce type d’entreprise n’est pas « extensible », elle n’est pas susceptible de faire saliver les investisseurs étrangers, qui ne pourront pas soumettre de telles activités à leurs appétits de réingénierie et de délocalisation.

 

Cette réflexion sur le rapport entre communauté et sens du travail ne se limite pas nécessairement aux métiers artisanaux. Prenons de nouveau l’exemple de notre vendeur d’hypothèques amateur d’alpinisme. Et d’abord, examinons les antécédents historiques de la profession bancaire. Aux États-Unis, au XIXe siècle, il était interdit d’ouvrir une succursale d’une banque dans une localité différente du lieu d’origine de la maison mère. Les habitants devaient pouvoir nourrir une confiance personnelle envers leur banque avant d’y déposer leurs économies, et les banquiers devaient être capables d’évaluer la personnalité des emprunteurs avant de leur faire un prêt. La conviction générale était que « les intérêts des banquiers et ceux de la communauté coïncident parfaitement », comme l’écrit une spécialiste de l’histoire sociale du système financier3. Imaginons un banquier assis face à un jeune couple et qui commence à se former un jugement sur leur fiabilité financière, c’est-à-dire en fait sur leur personnalité. Cette personnalité est connaissable grâce à l’existence d’une communauté. Le banquier peut se renseigner auprès de l’épicerie ou de la quincaillerie locale, il perçoit les indices subtils qui se manifestent dans le ton d’une voix ou dans le langage corporel des propriétaires de ces commerces au moment de mentionner le nom de leurs clients, et il se renseigne sur leur solvabilité. Une fois satisfait, il se porte garant du jeune couple auprès de ses collègues banquiers qui vivent dans la même communauté, et le couple obtient son emprunt hypothécaire. Une relation de trente ans s’établit entre la banque et le couple. Le banquier estime avoir rendu un service utile en récompensant la vertu grâce à une application diligente de ses facultés de discernement et à sa connaissance de mœurs humaines. C’est ce que Thomas Lamont, directeur de J. P. Morgan, expliquait à ses collègues en 1923 : la confiance des clients dans une banque ne se fonde pas simplement sur une présomption d’honnêteté, mais « c’est la communauté dans son ensemble qui exige du banquier qu’il soit un observateur honnête de son environnement, qu’il en examine les conditions financières, économiques, sociales et politiques de façon constante et scrupuleuse, et qu’il en acquière une vision d’ensemble4 ».

Qu’en est-il du vendeur de crédits hypothécaires aux environs de l’année 2005, par exemple ? Le capitalisme absentéiste contemporain change complètement la nature de son travail. Vu qu’il sait que le crédit qu’il accorde sera vendu par la banque émettrice (une succursale d’une banque nationale) à une autre entité financière, il n’a pas à se préoccuper de la solvabilité des candidats. La banque n’est pas intéressée par la viabilité de son prêt à long terme, mais seulement par la rémunération qu’elle encaisse du fait qu’elle en est l’initiatrice. Tous ces crédits hypothécaires seront agrégés dans des paquets financiers définis à Wall Street, et ces paquets eux-mêmes seront « titrisés » et transformés en particules d’une quantité générique, la « dette immobilière », lesquelles seront vendues au gouvernement chinois et à d’autres investisseurs. Parce qu’elle continue à engager la question de la confiance, la rencontre initiale entre prêteur et emprunteur n’est pas moins saturée de contenu moral en 2005 qu’un siècle auparavant, et nul doute que les deux parties en sont bien conscientes. Le vendeur de crédits continue à éprouver un sentiment viscéral quant à la fiabilité de ses clients. Mais cette information est désormais tenue pour négligeable – et cette négligence, garantie par un véritable processus de dépersonnalisation, est parfaitement délibérée5. De fait, la banque émettrice reçoit de fréquents appels téléphoniques d’investisseurs de Wall Street qui lui demandent d’inventer de nouvelles formules de prêt pour lesquelles l’emprunteur n’aura même plus besoin de prétendre offrir les moindres garanties financières ou immobilières, et encore moins de prouver leur existence6. Soumis par ce biais à une pression psychique implacable, le courtier qui rédige les termes de l’emprunt doit étouffer en lui la voix de la prudence et suspendre sa capacité de jugement et d’observation.

Que faut-il penser d’un système qui exige l’abêtissement des professionnels du crédit ? Revenons encore une fois à l’année 2005. On constate l’émergence sans précédent d’énormes concentrations de capitaux qui sont en concurrence pour les placements et cherchent un retour sur investissement. Il en résulte au niveau mondial une avidité insatiable pour les titres fondés sur les crédits hypothécaires. Les rémunérations des divers niveaux de transactions entre les banques émettrices et les investisseurs alimentent un véritable boom financier. Le système exige encore plus de crédits. Notre courtier rédige alors des contrats dont il sait qu’ils ne sont absolument pas viables, et il gagne ce faisant énormément d’argent. Privé de la capacité de jugement qui est au cœur de la notion même de crédit, saturé de mauvaise foi, son travail repose désormais sur une forme d’irresponsabilité liée à la disparition de tout ancrage communautaire. S’il possède encore un vague résidu de conscience fiduciaire, celle-ci sera un handicap dans la course générale à l’irresponsabilité qui mobilise ses concurrents. Désormais, son travail est incapable de contribuer à son épanouissement en tant qu’être humain. Bien au contraire, il compromet ce qu’il y a de meilleur en lui, et il devient impératif pour notre homme d’isoler son activité professionnelle du reste de son existence. C’est ainsi que, pendant ses vacances, il part escalader l’Everest pour renouveler ses forces vitales. L’année suivante, il fera de l’écotourisme dans la jungle amazonienne. Ce n’est que dans le ghetto protégé de sa deuxième vie qu’il pourra de nouveau habiter un ordre moral intelligible, où le sentiment et l’action communient encore, fût-ce seulement pour une ou deux courtes semaines.

La plénitude de l’engagement

La conception du bonheur chez Aristote peut nous permettre de mieux comprendre les activités qui engagent véritablement toutes nos facultés, et sans doute aussi de mieux saisir le rapport entre travail et loisirs. Cette conception repose sur une appréhension globale des créatures : pour comprendre un être vivant quel qu’il soit, la meilleure façon de procéder est de l’observer et d’identifier son activité caractéristique. Cette activité est la « fin » spécifique de ladite créature, son telos en grec. En anglais, cette compréhension téléologique du bonheur est bien résumée par un dicton comme « Happy as a pig in shit » (« Heureux comme un cochon dans un tas de merde »). Les porcs se vautrent dans les excréments, et ils aiment ça. Les dauphins adorent faire des cabrioles aquatiques. Il est intéressant de souligner en passant que la biologie d’Aristote fonctionne à contre-courant de la vision darwinienne contemporaine. Pour un néodarwinien, les cabrioles du dauphin doivent nécessairement avoir une fonction en termes de survie, qu’il s’agisse de la préservation de l’individu ou de la transmission de ses gènes. J’ai plutôt tendance à penser que, si l’on pouvait interroger un dauphin à ce sujet, il nous dirait que c’est exactement le contraire : il ne fait pas des cabrioles pour survivre, il vit pour pouvoir faire des cabrioles. En tout cas, c’est exactement la conception d’Aristote. Ce type d’activité est vécue comme un bien intrinsèque, elle contient sa fin en elle-même et la met en acte « en temps réel », comme on dit aujourd’hui.

En apparence, le bain de boue du cochon et les cabrioles du dauphin sont des activités de « loisir ». Pourtant, les animaux font beaucoup de choses qui ressemblent à du travail, modifiant les formes de la nature à des fins utilitaires. L’oiseau construit son nid, l’araignée sa toile. Certains ont même recours à des outils rudimentaires, comme la loutre qui se sert d’une pierre pour briser la coquille d’un ormeau, ou le chimpanzé qui utilise une tige pour attraper des termites. D’après Hobbes, ce qui différencie l’être humain, c’est que les animaux partent de l’effet désiré et découvrent l’instrument adéquat, tandis que nous sommes capables de percevoir n’importe quel objet comme un outil potentiel et d’imaginer tous les usages possibles auxquels il pourrait servir, aussi extraordinairement distincts que soient ces usages. Pour les êtres humains, la notion même d’outil est liée à une interrogation morale. Dans la mesure où les messages que nous transmet la nature sont fondamentalement ambigus, nous sommes obligés de nous demander ce qui est bon pour nous. Si vous donnez pour la première fois un marteau à un petit garçon, observez sa réaction, et vous verrez se dessiner sur son visage la conscience du fardeau qu’il doit désormais assumer (alors qu’il se tourne vers le chat, par exemple).

Il y a donc toujours une dimension d’investigation morale qui plane autour de nos activités pratiques, sans qu’elle soit nécessairement consciente ou qu’elle fasse l’objet d’une réflexion scrupuleuse et explicite. Dans le même esprit qu’Aristote, Brewer lie cette dimension à notre expérience du type de plaisir que nous éprouvons quand nous sommes complètement absorbés par une activité (comme Nadia Comaneci sur sa barre d’exercice). D’après lui, « il existe une forme de discernement cognitif qui accompagne et soutient les activités auxquelles nous accordons une valeur intrinsèque », et c’est cette forme d’attention évaluatrice qui rend l’activité en question plaisante. « Prendre plaisir à une activité, c’est s’engager à fond dans cette activité, et cette forme d’absorption repose sur une attention aiguë et opiniâtre à l’égard de ce qui rend ladite activité bonne ou digne d’être poursuivie […]. Si nous n’étions mobilisés que par la valeur instrumentale de l’activité […], cette attention évaluatrice ne serait pas orientée vers l’activité mais vers le résultat escompté – à savoir vers autre chose que ce que nous sommes en train de faire. Or ce type d’attention extrinsèque […] risque de nous rendre absent à notre tâche et de la rendre fastidieuse7. »

Il existe une expérience classique de psychologie qui semble confirmer l’argumentation de Brewer. On distribue des marqueurs à des enfants qui aiment dessiner et on les encourage à s’en servir. Une partie des enfants sont informés à l’avance qu’ils vont recevoir une récompense pour leur dessin (un diplôme avec un sceau doré et un ruban), tandis que les autres s’activent sans aucune perspective de gratification finale. Au bout de quelques semaines, on constate que les bénéficiaires de la récompense dessinent avec moins d’enthousiasme spontané et que leurs dessins sont de moins bonne qualité, tandis que les enfants non récompensés continuent à prendre plaisir à cette activité et que leurs dessins sont de meilleure qualité. Les psychologues émettent ainsi l’hypothèse que lorsque l’intérêt de l’enfant, qui n’avait auparavant besoin d’aucune justification, commence à se déplacer vers une gratification externe, cela réduit son intérêt intrinsèque pour l’activité entreprise8. Ce qui veut dire qu’une gratification externe peut affecter la façon dont un individu perçoit ses propres motivations, en fonction d’une logique de prophétie autoréalisatrice. C’est sans doute un effet similaire qui explique le fait souvent observé que, quand vous faites d’un hobby votre moyen de subsistance, il devient généralement moins gratifiant. De la même façon, l’intellectuel qui poursuit une carrière universitaire tend à se professionnaliser à l’excès et parfois à cesser de penser.

Ce raisonnement tendrait à suggérer que c’est seulement dans les activités de loisirs que peut émerger le type de concentration intense et d’attention évaluatrice que nous venons de décrire. Il faudrait alors en conclure qu’une telle absorption gratifiante serait hors de portée de toute activité entreprise dans le but de gagner de l’argent. Car si l’argent est indéniablement un bien, il ne l’est pas de façon intrinsèque, il exprime une puissance générique, et sa valeur propre flotte indépendamment de toute évaluation spécifique susceptible d’engager notre attention et de stimuler notre activité. Le fait de garder à l’esprit pendant l’activité de travail un bien spécifique à atteindre ultérieurement (une opportunité d’escalader l’Everest, par exemple) ne résout nullement le problème. De telles anticipations imaginaires ne peuvent pas donner du sens au travail lui-même ; bien au contraire, elles risquent de nous aliéner encore plus par rapport au dit travail. Et malheureusement, cette forme d’aliénation est peut-être justement ce que nous recherchons.

 

Mais tout cela est sans doute beaucoup trop catégorique. Car il existe bien des gens qui apprécient leur travail. Vous pouvez très bien gagner votre vie dans telle ou telle profession sans que l’argent, ou ce qu’il vous permet d’acquérir, soit au centre de votre engagement. Pour être capable de soutenir notre intérêt, un travail doit offrir une possibilité de progresser dans l’excellence. Dans les meilleurs des cas, il me semble que l’excellence en question a des ramifications en aval. Ce que je veux dire par là, c’est qu’elle est susceptible de servir ou de nous orienter vers une compréhension plus exhaustive de la vie bonne.

Je préfère réparer les motocyclettes que monter des installations électriques (même si je pourrais gagner deux fois plus en tant qu’électricien)9. Ces deux métiers se caractérisent par un bien intrinsèque qui engage mon attention, mais le travail de mécanicien est plus riche de sens parce que c’est non seulement la réparation, mais aussi la conduite qui répondent à certaines de mes intuitions concernant l’excellence humaine. De mon point de vue, les motards captent quelque chose de fondamental, et c’est ce bien intrinsèque que je souhaite servir, ce sport royal qui ressemble à une version transfigurée de la vocation guerrière.

Mon boulot, c’est de tout faire pour que les motos roulent parfaitement, et cette activité sert un bien supérieur, celui qui se manifeste quand un de mes clients prend un virage tellement penché que son genou bien protégé frôle le bitume du Blue Ridge Parkway10. Ce moment de foi, d’audace et de talent projette une lumière transfiguratrice sur mon travail. Je fais tout pour que les coussinets de direction de mon client paraissent aussi doux et légers que possible sans pour autant autoriser trop de jeu, et pour que ses bagues de bras oscillant soient parfaitement ajustées afin qu’il sente bien ses pneus. Car c’est seulement de cette façon qu’il peut prendre pleinement possession de la route. Si je conduis à vingt mètres derrière lui, je veux pouvoir percevoir la confiance qu’il a dans le châssis que j’ai ajusté, exprimée par la façon dont il « met la poignée dans le coin » à la sortie d’un virage. Si jamais je le perds de vue, sans doute le retrouverai-je au col de Cumberland, où il me signalera qu’il a besoin d’une huile de fourche plus légère pour avoir moins d’amortissement dans le train avant.

J’essaie d’être un bon mécano. Cet effort construit ma relation avec mes semblables, en particulier avec ceux qui incarnent l’excellence en matière de motocyclisme, parce que ce sont eux qui peuvent le mieux juger à quel point je suis arrivé à atteindre les biens fonctionnels auxquels j’aspire11. Je ne saurais même pas quels sont ces biens si je ne passais pas une partie de mon temps avec des conducteurs bien plus qualifiés que moi, et donc plus à même de discerner ce qu’est une bonne moto12. Mon travail m’inscrit donc dans une communauté spécifique. Les problèmes mécaniques limités dont je m’occupe ont leur place dans un cercle de significations bien plus ample ; ils sont au service d’une activité que nous reconnaissons tous comme partie intégrante d’une vie bien vécue. Cette reconnaissance commune, qui n’a pas besoin d’être exprimée verbalement, est à la base d’une amitié gouvernée par des représentations concrètes d’une certaine forme d’excellence.

Mais au fond, je ne cherche pas à recommander spécialement la pratique du motocyclisme, ni à idéaliser la vie du mécano. Ce que j’essaie plutôt de suggérer, c’est que, si nous suivons à rebours les traces de nos actions jusqu’à leur source, celles-ci peuvent nous instiller une certaine compréhension de la vie bonne. Une telle compréhension peut être difficile à exprimer de façon explicite ; il revient au questionnement moral de la mettre en lumière. Un tel questionnement peut être encouragé par des activités pratiques exercées en compagnie d’autrui, lesquelles donnent lieu à une sorte de conversation en acte. S’il repose sur ce type de conversation, alors le travail peut offrir un certain degré de cohérence à nos existences.


Notes du chapitre 8

1. In Bill PENINGTON, « Perfection Is Afterthought, Some Perfect Examples Say », New York Times, 3 février 2008, p. 1 et 20.

2. Talbot Brewer, communication personnelle.

3. Simone POLILLO, Structuring Financial Elites : Conservative Banking and the Local Sources of Reputation in Italy and the United States, 1850-1914, thèse, université de Pennsylvanie, 2008, p. 157. Comme l’expliquait J. P. Morgan à l’occasion d’une enquête parlementaire en 1913, « la première chose à prendre en compte est la personnalité. […] Si je n’ai pas confiance en un individu, il peut m’offrir toutes les garanties financières et institutionnelles du monde, il n’aura pas mon argent » (citation, p. 158).

4. Cité in ibid., p. 159.

5. Si vous avez déjà demandé à un ami de vendre votre voiture pour vous, vous savez déjà à peu près comment cette dépersonnalisation fonctionne. Mieux vaut ne pas encombrer votre ami avec tous les détails des avanies mécaniques de votre véhicule. De cette façon, quand l’acheteur potentiel lui demandera s’il y a des problèmes à signaler, il pourra répondre en toute sincérité qu’il n’en sait rien. C’est ainsi que fonctionne le commerce des voitures d’occasion ; quand vous vendez votre voiture, elle n’est jamais revendue au prochain propriétaire par le même négociant qui vous l’a achetée. Elle passe par une série d’enchères à travers lesquelles son origine et l’histoire de ses réparations sont délibérément oblitérées. Tout le monde a ainsi les mains propres. Les économistes parlent à ce sujet d’« asymétries informationnelles », lesquelles procurent un avantage notable à une des parties contractantes. Cependant, je n’ai jamais lu d’analyse de ce phénomène dans le cas où c’est un secteur entier du marché qui repose sur ce type d’occultation de l’information. La titrisation des crédits hypothécaires douteux et l’invention de produits dérivés indéchiffrables sur la base de ces créances semblent servir le même objectif (en supposant qu’elles aient aussi d’autres objectifs). Mais dans ce cas, le niveau de complexité mathématique qui plonge dans l’opacité l’entièreté du processus épargne à ses participants le type de sentiment de culpabilité latent qui peut encore vaguement tourmenter la conscience d’un vendeur de voitures d’occasion. Seul le vendeur initial du crédit hypothécaire aura éventuellement des problèmes résiduels avec sa conscience.

6. Voir l’analyse de la crise des subprimes diffusée par l’émission de National Public Radio, This American Life, épisode 355, « The Giant Pool of Money », disponible sur <www.thislife.org>.

7. Je cite les p. 11-13 d’un manuscrit de Talbot BREWER, The Retrieval of Ethics, à paraître chez Oxford University Press.

8. M. P. LEPPER, D. GREENE et R. E. NISBETT, « Undermining Children’s Intrinsic Interest with Extrinsic Reward : A Test of the “Overjustification” Hypothesis », JPSP 28 (1973), p. 129-137.

9. L’éthique du travail protestante traditionnelle alimente sans doute des vertus génériques comme la diligence, mais elle n’a rien à nous dire au moment d’évaluer certains types de tâches par rapport à d’autres. L’idéal libéral du travail librement choisi (tel qu’on le trouve par exemple dans les derniers écrits de Betty Friedan) est tout aussi peu discriminant, dans la mesure où il s’abstient de porter un jugement sur la valeur morale respective de tel ou tel travail (il y a là une similitude identifiée par Russel Muirhead dans son excellent ouvrage Just Work). Ces deux façons d’attribuer au travail en soi une valeur transcendante sont parfaitement compatibles avec la logique de l’équivalence constitutive et généralisée qui prévaut dans l’échange marchand. Toutes les distinctions qui nous importent vraiment y sont oblitérées, ce qui semble engendrer une distorsion de la dimension humaine de notre activité productive. Car il est difficile de croire que la nature de l’objet ou du service produit, ainsi que son inscription signifiante au sein du réseau des pratiques humaines de ses usagers ne donnent pas une tonalité spécifique à l’activité de production ou de réparation. C’est particulièrement vrai quand la tâche du fabricant ou du réparateur est enrichie par une perception directe de l’usage qui est fait du produit de son travail dans un contexte pleinement signifiant.

10. Célèbre autoroute panoramique qui longe les Appalaches (NdT).

11. J’entretiens aussi des relations avec d’autres mécanos qui sont capables d’évaluer mon travail de façon différente de celle d’un conducteur. Lors de ma dernière année à Chicago, tout au long de l’hiver et du printemps, Fred Cousins n’avait vu que des pièces détachées (le démarreur, les deux moitiés du carter moteur) de la moto de sport que j’étais en train de construire. À la fin du mois de mai, quand j’arrivai enfin à son atelier en chevauchant mon véhicule, il le contempla pendant quelques minutes sans prononcer un seul mot. Finalement, il se pencha et me signala que le circlips du maillon rapide de la chaîne de transmission était monté en sens inverse de sa position traditionnelle. Ce n’est que plus tard que je me rendis compte que la position conventionnelle était effectivement la meilleure.

12. J’ai acquis une vive conscience de cet aspect de la chose à l’occasion d’une course classique, le Virginia International Raceway. Dans les courses amateurs, la plupart des motards sont aussi leurs propres mécanos, et ils sont constamment en train d’expérimenter pour améliorer leurs performances. Certains maintiennent leurs trouvailles secrètes, d’autres sont plus ouverts. Alors que Tommy et moi déambulions sur l’aire de stationnement, nous tombâmes sur Eric Cooke, qui venait d’accéder au rang de numéro un dans sa catégorie avec sa Honda CB350. Il se trouve qu’Eric est de Richmond. Il se montra très généreux de ses connaissances acquises sur les circuits. Chez les mécanos de Richmond, le bruit courait qu’Eric, avec l’aide d’un véritable chevalier Jedi des têtes de cylindre de CB350 (que personne ne semblait capable d’identifier), avait construit un moteur capable de monter à cinquante chevaux, ce qui est à peu près le double de la normale. Au milieu de notre conversation, il fut appelé à rejoindre les participants de sa course. Au moment de démarrer, il se rendit compte que le reniflard (qui était en réalité une bouteille en plastique vide) s’était détaché du châssis. Eric était entièrement harnaché, casqué et ganté, et se trouvait donc pratiquement impuissant dans ce moment de panique. Dans un déploiement impressionnant de présence d’esprit et d’initiative, Tommy s’empara d’une paire de pinces et d’une caisse de câbles de sécurité qui traînaient dans le coin et fixa promptement le reniflard au châssis. Eric démarra aussitôt.