En guise de conclusion

Solidarité et indépendance

Cet ouvrage est le fruit d’une tentative d’appréhender de façon critique ma propre expérience du travail. Il s’agissait pour moi d’essayer de comprendre les potentialités humaines latentes dans mon activité quand le travail était un « bon » travail, et, quand il ne l’était pas, d’identifier les caractéristiques qui entravaient ou mutilaient systématiquement ces potentialités. Ce faisant, nous avons eu l’occasion de réfléchir sur la nature de la rationalité, sur les conditions de l’agir individuel, sur la dimension morale de la perception et sur l’idéal fuyant de la communauté.

Mes arguments sur le sens du travail se limitent-ils au domaine des métiers artisanaux ? Si nous acceptons le témoignage du banquier du début du XXe siècle cité au chapitre 8, nous constatons que son travail s’appuyait sur une perception directe, une « vision d’ensemble » de sa communauté qui lui permettait d’émettre des jugements sur la personnalité de ses clients. C’est ce type d’attention évaluatrice qui nous connecte à notre travail en tant qu’êtres humains authentiques. Comme l’illustre l’histoire ultérieure du système financier, quand une profession est susceptible d’être dépersonnalisée, soumise à un processus d’« extensibilité » et rendue dépendante de forces distantes du site de son exercice, elle court le risque de subir une dégradation tellement accentuée que le travailleur se verra obligé de censurer ses meilleurs instincts.

L’attrait spécifique des métiers artisanaux, c’est le fait qu’ils résistent à cette tendance au téléguidage parce qu’ils s’inscrivent de façon intrinsèque dans un contexte spécifique. Dans le meilleur des cas, les activités de construction et/ou de réparation sont inséparables d’une communauté d’usagers. Les interactions face à face y sont encore la norme, l’individu y est responsable de son propre travail, et la solidarité du collectif de travail repose sur des critères sans ambiguïté, au contraire des rapports sociaux de manipulation qui prévalent dans le « travail en équipe » des cols blancs. Il existe certainement d’autres types de tâches dont je ne suis pas familier et où ces biens intrinsèques peuvent être réalisés ; je laisse à d’autres le soin de les explorer.

Aristote inaugure sa Métaphysique avec l’idée que « tous les hommes désirent naturellement savoir ». J’ai avancé l’idée que la véritable connaissance naît d’une confrontation avec le réel. Par conséquent, le travail offre une espèce d’anticipation accessible de la philosophie. Mais sa valeur ne réside pas seulement dans sa préfiguration d’une expérience plus haute. En réalité, dans le meilleur des cas, le travail offre lui-même une approximation du bien que vise la philosophie comprise comme mode de vie : une communauté de ceux qui désirent savoir.

Solidarité et éthos aristocratique

Quand j’avais seize ans, je suis parti tout seul pour l’Inde. En descendant de l’avion et en pénétrant dans la fournaise de Bombay, je sentis une odeur étrange et répugnante : j’appris plus tard qu’il s’agissait du remugle des ordures qu’on brûle. Au lieu de faire la queue sagement, les Indiens prenaient d’assaut les arrêts de bus. Cette masse de corps collés contre moi dégageait elle aussi une odeur nauséabonde, je me sentais complètement étranger à tous ces gens qui me touchaient littéralement. Leur regard paraissait un peu vide, comme si leurs yeux n’ouvraient pas sur les mêmes profondeurs de conscience que les miens.

Le jour suivant, le rickshaw que j’avais emprunté s’arrêta au feu rouge à côté d’un chantier de construction. J’aperçus un groupe d’hommes chaussés de sandales et fumant des mégots de cigarettes. Ils avaient installé une rangée de rouleaux de câble métallique sur un manche à balai posé en équilibre entre deux cageots. Je fus secoué par le choc de la révélation : ils s’apprêtaient à faire passer ces câbles par des conduites. Ma morosité et mon sentiment d’aliénation se dissipèrent aussitôt ; j’avais envie de sauter de mon rickshaw et de leur dire : « C’est aussi mon métier ! » Tout d’un coup, je me sentais connecté avec ce petit groupe d’électriciens. Quel lubrifiant utilisaient-ils ? (Aux États-Unis, c’est la marque Ideal Yellow 77.) Avaient-ils recours à la même technique que la nôtre pour former la « tête » du faisceau de câbles qui doit passer par la conduite et qui doit être aussi étroite que possible ? Est-ce qu’ils racontaient les mêmes blagues inévitablement obscènes ? Je constatai que le plus costaud de l’équipe, un sikh, à en juger par son turban, était posté à une extrémité de la conduite pour tirer les câbles à lui, tout comme en Amérique. Le sentiment oppressif d’être un étranger parmi des étrangers s’évaporait au fur et à mesure que je me projetais par imagination dans ce moment précis de leur journée de travail. Leur rapport au monde m’était tout à fait familier, leurs repères étaient les mêmes que les miens et la conscience tapie derrière leur regard ne m’était plus du tout étrangère.

La plupart des systèmes d’éthique universalistes exigent de nous une certaine forme d’« obligation envers autrui ». Cette exigence a quelque chose d’un peu sinistre, elle ressemble à une convocation officielle à faire partie d’un jury d’assises. Pour les kantiens, une telle obligation s’enracine dans une argumentation rigoureuse, mais je me sens incapable de les suivre dans ce sens. En revanche, la notion de solidarité est plus susceptible de me mobiliser, dans sa parenté avec l’amour. Il ne s’agit pas d’un impératif abstrait, mais d’une expérience réelle que nous éprouvons de temps à autre. Sa portée est nécessairement plus étroite et sa dimension affective plus intense que celles d’une loi universelle éthérée.

Il existe de fait une organisation syndicale qui s’appelle la Fraternité internationale des travailleurs de l’électricité (International Brotherhood of Electrical Workers). Elle n’a en réalité pas grand-chose d’international, vu que son recrutement se limite au Canada et aux États-Unis. Mais ce nom capture de façon éloquente l’expérience de la fraternité que j’éprouvais depuis mon rickshaw de Bombay. Cette expérience offre peut-être une alternative aux diverses tentatives de dépasser l’autarcie de l’individu moderne en vertu de critères universalistes.

L’humanitarisme progressiste considère les droits de l’homme, ancrés dans notre commune humanité, comme le fondement de notre obligation envers nos semblables éloignés. Il s’agit là d’un noble idéal, mais peut-être bien trop noble pour véritablement mobiliser nos capacités affectives. Quand nous finissons par percevoir l’humanité d’êtres qui nous étaient jusqu’alors invisibles, il me semble que c’est généralement parce que nous avons entrevu en eux quelque trait spécifique. Il peut s’agir d’une expérience quotidienne que nous partageons avec eux, comme monter une installation électrique, ou bien au contraire de quelque chose d’extraordinaire qui attire notre attention par sa capacité de nous impressionner – une preuve quelconque d’excellence.

L’admiration de l’excellence humaine relève d’un éthos aristocratique. Il est peut-être un peu excentrique de parler d’aristocratie à notre époque, mais il convient de tenir compte de cette vérité paradoxale : l’égalité est elle-même un idéal aristocratique. C’est l’idéal de l’amitié entre ceux qui se tiennent à distance de la masse et se reconnaissent entre eux comme des pairs. Cela peut concerner des professionnels spécialisés ou des travailleurs sur un chantier. En revanche, l’idéal bourgeois ne repose pas sur un principe d’égalité, mais sur un principe d’équivalence – sur l’idée d’une interchangeabilité qui efface les différences de rang.

Ce type de raisonnement peut nous aider à obtenir une conscience plus claire de nos intuitions aristocratiques, et ces dernières peuvent en fait contribuer à humaniser et approfondir nos convictions démocratiques plutôt que les menacer. Les individus qui nourrissent des sympathies aristocratiques ont une conscience aiguë des notions de rang et de différence, et prennent plaisir à les contempler. Je crois que nous partageons tous ce type de réaction face au spectacle du talent, mais il nous est devenu difficile de l’exprimer. Dans une société où « tous les enfants sont au-dessus de la moyenne », comme le dit le romancier Garrison Keillor dans Lake Wobegon Days, il semble illégitime de rendre justice à la notion de rang. Et pourtant, c’est précisément notre attirance envers l’excellence – notre disponibilité permanente à en percevoir les manifestations les plus exceptionnelles – qui peut nous amener à contempler diverses pratiques humaines avec une certaine ouverture d’esprit, sans préjugés, et à trouver des exemples de qualités supérieures dans les domaines les plus inattendus. Je pense par exemple aux performances intellectuelles de personnes qui exercent une profession « salissante », comme la mécanique. Par le biais de telles découvertes, nous étendons l’horizon de notre imagination à des individus qui ne sont pas pris au sérieux par les critères conventionnels d’évaluation, et nous en venons à les trouver admirables. Ce qui nous incite à le faire, ce n’est pas le type d’injonction morale à laquelle les égalitaristes universalistes nous invitent à obéir, mais la perception de quelque chose de vraiment digne d’admiration, et le choc que nous en éprouvons.

À la différence de l’égalitariste universaliste, l’amant de l’excellence est enclin à sortir de lui-même de façon presque érotique. L’empathie du premier, projetée à distance et sans discrimination, relève plus de principes abstraits que d’une attention concrète. En cela, elle est semblable à l’art de mauvaise qualité ou aux lacets mathématiques ; elle présuppose l’humanité de ses bénéficiaires sans vraiment l’embrasser du regard. Mais le destinataire de ce type d’empathie désire quelque chose de plus qu’une reconnaissance générique. Il veut être perçu comme un individu et souhaite que sa valeur soit reconnue en fonction des critères qu’il s’est lui-même efforcé de respecter, voire de dépasser, en cultivant telle ou telle forme spécifique d’excellence ou de compétence.

L’importance de l’échec

Le praticien d’un art stochastique tel que la réparation de motocyclettes fait l’expérience quotidienne de l’échec. Aujourd’hui même, par exemple, juste avant de m’asseoir pour rédiger ces lignes, je me suis vu confronté à une vis estropiée coincée dans une culasse de moteur. J’ai dû sectionner la tête de la vis avec un burin pneumatique (relativement facile), poinçonner la tige restante au pointeau (idem), puis la faire sortir de son trou avec une mèche au cobalt. Cette dernière procédure est toujours passablement délicate et, de fait, la mèche a cassé à l’intérieur du trou que j’étais en train de forer. À ma connaissance, il n’existe pas de mèche plus résistante qu’une mèche au cobalt pour dégager un morceau de mèche au cobalt coincé. (Toutes mes excuses à Bob Gorman, le propriétaire de ladite culasse – je promets que je trouverai un moyen quelconque de le dédommager.) Tout semblait marcher comme sur des roulettes et puis voilà que, à un moment donné, je me suis retrouvé dans une impasse. Un mécanicien finit par intérioriser ce type d’échec, qui nourrit à la fois une certaine forme de pessimisme et une attitude autocritique. Non seulement les choses tendent à tourner au vinaigre, mais vos propres actions contribuent à ce processus.

À partir d’un certain niveau de la hiérarchie sociale, les individus censés prendre les grandes décisions qui nous affectent tous ne semblent guère avoir le sens de leur propre faillibilité. Cette méconnaissance de la possibilité de l’échec – et je parle du genre d’échec qu’on ne peut pas dissimuler sous des interprétations commodes – a sans doute quelque chose à voir avec le manque de prudence souvent manifesté par les dirigeants politiques et économiques dans les actions qu’ils entreprennent au nom de leurs semblables. Dans son ouvrage Real Education, Charles Murray cite une maxime attribuée au secrétaire de presse de Lyndon Johnson : « Quiconque n’a jamais été victime d’une déception majeure au cours de son existence ne devrait être pas autorisé à travailler à la Maison-Blanche. » À quoi Murray ajoute que « ce niveau de responsabilité est trop grand […] pour être confié à des individus incapables de concevoir à quel point les choses peuvent tourner mal1 ».

Mais comme le soutient Murray, l’expérience de l’échec semble avoir été éliminée du système d’enseignement, au moins pour les élèves les plus doués. Les élèves en difficulté, eux, font constamment l’expérience de l’échec, et ils considèrent probablement les tentatives faites par les éducateurs de leur dorer la pilule en stimulant leur « auto-estime » comme une preuve supplémentaire de la folie des adultes. Mais les louanges constantes délivrées aux élèves les plus doués ont des conséquences encore plus pernicieuses, en particulier quand elles sont accompagnées par l’inflation des notations et le cursus laxiste qui sont notoirement d’usage dans les établissements d’élite. S’il évite les sciences naturelles et les langues étrangères, un étudiant peut y obtenir son diplôme sans jamais avoir fait l’expérience de s’être trompé.

Ce type d’éducation renforce les effets pédagogiques de la culture matérielle qui prévaut dans les milieux aisés et qui les isole de toute confrontation trop éprouvante avec la dure réalité – la réalité de l’échec, entre autres. Car l’échec vous oblige souvent à solliciter l’aide de vos semblables, comme quand vous tombez en panne au milieu de nulle part, sans téléphone portable, et qu’il vous faut héler un automobiliste ou frapper à une porte inconnue. Une telle expérience de la dépendance vous enseigne généralement l’humilité et la gratitude.

On pourrait donc suggérer qu’il ne serait pas inutile que les meilleurs étudiants apprennent un métier artisanal, ne serait-ce que pendant les vacances d’été, afin de voir malmener sainement leur ego avant qu’ils ne se consacrent à diriger le pays. Mais ne suis-je pas ici en train de tomber dans une contradiction ? N’ai-je pas recommandé les métiers artisanaux sur la base de la fierté qu’ils instillent à leurs pratiquants ? N’ai-je pas prêché la valeur de l’indépendance (self-reliance) ?

L’agir individuel dans un monde commun

Effectivement, je me suis efforcé d’argumenter en faveur d’un certain type d’indépendance, celle qui nous amène à prendre les choses en main par nous-même. Une telle indépendance requiert une intelligibilité fondamentale de nos possessions : d’où viennent-elles, comment fonctionnent-elles, comment les entretenir ou les réparer ? Bref, une appréhension de toutes les facettes qui rendent un objet suffisamment lisible pour nous pour que nous puissions nous en porter responsable.

Mais, vue sous un autre angle, la notion d’indépendance a quelque chose d’un peu sinistre, et on peut aussi la percevoir comme visant essentiellement à nous consoler de l’effondrement des institutions d’entraide mutuelle2. La retraite peut finir en naufrage, tout comme un mariage. On rédige bravement un testament afin de ne pas être un fardeau pour nos proches, les liens de famille cèdent la place à la couverture santé des personnes âgées, et celle-ci au compte retraite individuel. Pour remplir le vide qui accompagne la solitude et l’affubler d’une touche de positivité, nous cultivons l’idéal du moi souverain, radicalement libre et débarrassé de tout attachement à autrui. Il s’agit en fait du moi du consommateur qui imprime sa marque à l’univers en achetant des choses, donnant ainsi une expression active à ses préférences. Ces idéaux de liberté et de choix exercent une puissante attraction, et tout se passe comme s’il existait une corrélation entre notre solitude et notre idéal du moi. Cette même éthique de la liberté absolue se manifeste dans le comportement de l’homme politique ou du dirigeant d’entreprise qui agissent au nom de la collectivité sans avoir le moindre sens de leur faillibilité ou des conséquences éventuellement tragiques de leurs actes. Face à cette tendance généralisée au solipsisme, comment puis-je plaider pour l’indépendance ?

En réalité, le type d’indépendance que j’ai à l’esprit est tout à fait différent du culte du moi souverain, et il exige une réflexion plus profonde sur la notion d’agir humain. La capacité d’agir est souvent comprise en référence à l’idée d’activité autonome (self-directed) et en opposition à celle d’activité hétéronome (dictated by another). Une telle distinction est a priori séduisante, mais elle est susceptible de nous amener à commettre une erreur d’interprétation typique de la modernité. On entend le plus souvent par activité « autonome » une activité orientée par la volonté du sujet conformément à ses choix personnels et purement arbitraires. Par conséquent, l’opposition généralement établie est celle qui distingue les fins choisies par autrui des fins définies par le sujet lui-même. Dans le premier cas, le travail est aliéné, dans le deuxième cas, il est censé ouvrir la voie à l’autoréalisation et à l’épanouissement personnel.

Le concept d’agir humain que j’ai essayé d’illustrer dans cet ouvrage est différent. Il s’agit bien d’une activité orientée vers une fin qui est affirmée comme bonne par l’agent, mais cette affirmation n’a rien d’arbitraire ou de strictement privé. Elle découle plutôt de l’appréhension de caractéristiques réelles de son environnement. Cela peut être quelque chose de facile à saisir, comme quand un plombier explique à son apprenti comment vidanger correctement une canalisation pour éviter la remontée des gaz pestilentiels du tout-à-l’égout. Cela peut aussi être quelque chose qui exige un certain discernement, comme quand un motard plus chevronné que moi m’explique pourquoi, de son point de vue de conducteur, il conviendrait de durcir l’amortissement du train avant de son véhicule. Dans les activités orientées vers une fin déterminée (une canalisation bien vidangée, un châssis bien équilibré), la valeur positive de la fin en question n’est pas simplement présupposée. L’individu y fait l’expérience progressive de la révélation des raisons pour lesquelles il doit viser cette fin et de la meilleure façon d’y parvenir. Tout au long du processus d’apprentissage d’un métier, cette fin spécifique s’inscrit peu à peu dans un contexte plus ample qui offre une définition implicite de ce que signifie être un bon plombier ou un bon mécano. En général, cette signification est incarnée par un individu de chair et d’os qu’il s’agit d’essayer d’imiter (comme j’ai tenté de le faire avec Chas, puis avec Fred). Le caractère progressif d’une telle révélation stimule les efforts de l’apprenti pour devenir un travailleur compétent – quelque chose d’insoupçonné se dévoile à ses yeux, et cela engendre un certaine exaltation. La sensation que votre jugement devient de plus en plus pertinent fait partie de cette expérience d’engagement total dans une activité et nourrit le sentiment d’avoir accès à un univers indépendant de votre subjectivité avec l’aide d’un aîné plus avancé que vous sur ce chemin.

Le tribunal professionnel d’un menuisier, c’est son niveau ; ce qui fait un bon électricien, c’est la différence entre la lumière et l’obscurité ; le travail d’un mécano de compétition est soumis au verdict du chronomètre. Ce type de critère a une validité universelle que tout un chacun peut constater, mais les distinctions les plus fines formulées par les praticiens d’un art expriment aussi certaines subtilités esthétiques qui peuvent rester invisibles à l’observateur extérieur. Seul un compagnon de métier est à même de déclarer : « Joli travail. » Pour pouvoir légitimement formuler un jugement sur ce type de détails subtils, il faut partager une orientation commune à l’égard des finalités fonctionnelles les plus fondamentales qui sont exprimées par les critères objectifs de telle ou telle pratique. L’exécution d’un « joli travail » reflète la personnalité d’un artisan. Non seulement son individualité est compatible avec cet effort pour atteindre un but commun, mais c’est à travers lui qu’elle se réalise.

Ladite individualité s’exprime donc à travers une activité qui, parce qu’elle relève d’un monde commun, le met en relation avec autrui : les clients qu’il sert et les autres praticiens de son art, seuls compétents pour reconnaître l’excellence spécifique de son travail. Une telle individualité sociable contraste avec l’autisme implicite de la notion d’« autonomie », un terme qui, étymologiquement, exprime l’idée d’obéir à sa propre loi. Or, cette notion occulte le fait que nous sommes nés dans un monde qui existait avant nous. Elle présuppose une forme de solipsisme ; un être autonome est libre au sens où un être totalement coupé des autres est libre3. Mais il s’agit là d’une conception qui oblitère notre dette naturelle à l’égard de l’univers et manifeste une forme d’ingratitude profondément erronée sur le plan moral. Car la réalité, c’est que nous sommes essentiellement des êtres dépendants : dépendants les uns des autres et dépendants d’un monde que nous n’avons pas créé.

 

Vivre éveillé, c’est vivre avec la pleine conscience de cette réalité de notre condition humaine. Vivre bien, c’est nous réconcilier avec elle, et essayer de parvenir à une forme ou une autre d’excellence. Pour ce faire, certaines conditions économiques sont plus propices que d’autres. Quand la conception du travail est trop éloignée du site de son exécution, non seulement les travailleurs sont divisés entre eux, mais chacun d’entre eux vit une contradiction interne. Car la pensée est intrinsèquement liée à l’action, et seule une activité rationnelle en coopération avec nos semblables peut satisfaire nos aspirations spécifiques.

Dans une économie véritablement humaine, la possibilité de parvenir à ce type de satisfaction ne serait pas exclue d’avance pour la plupart des gens. Mais une telle économie devrait d’abord fonctionner à une autre échelle. En Occident, les institutions sont organisées de façon à prévenir la concentration du pouvoir politique par le biais de dispositifs tels que la séparation des fonctions législatives, exécutives et judiciaires. En revanche, nous avons complètement échoué à prévenir la concentration du pouvoir économique, ou du moins à prendre en compte la façon dont cette concentration porte atteinte aux conditions de possibilité d’un épanouissement humain authentique (je parle de conditions de « possibilité », car un tel épanouissement n’est jamais garanti). Nous recherchons une consolation dans la consommation compulsive, laquelle agit comme une drogue qui nous évite d’avoir à faire face à cette réalité tout en contribuant à l’immense accumulation spéculative de ressources financières qui a provoqué la dernière crise.

Trop souvent, les défenseurs du libre marché oublient que ce qui nous importe vraiment, c’est la liberté des hommes. Produire des hommes libres suppose une économie susceptible de favoriser la vertu de l’indépendance, une économie où toute une série de types humains différents seront capables de trouver des emplois adaptés à leurs compétences. Il est plus que temps d’en finir avec la confusion entre propriété privée et propriété capitaliste4. Les conservateurs ont raison d’exalter la première en tant que pilier de la liberté, mais quand ils recyclent ces arguments en faveur des grandes entreprises, ils se transforment en apologistes de la concentration massive et croissante du capital. Le résultat, c’est que les opportunités de créer des formes d’emploi autonome et de travail indépendant sont expropriées par des forces lointaines.

Je laisse à d’autres, mieux versés que moi dans les rouages des politiques publiques, et mieux prévenus de leurs possibles conséquences involontaires, l’initiative de proposer des mécanismes qui permettraient de préserver un espace pour ce type d’activité entrepreneuriale. Ce qui m’intéresse, c’est de recommander une approche républicaine progressiste de la question du travail. Il s’agit là sans doute d’une notion tout à la fois ambitieuse et problématique, mais disons que mon idée du républicanisme relève d’un esprit tribunitien qui perçoit avec hostilité tout ce qui érode la dignité de l’être humain. Le progressisme, quant à lui, alimente la vision d’un monde meilleur. Une disposition républicaine progressiste mettrait l’accent sur notre capacité collective à réaliser ce qu’il y a de meilleur dans la condition humaine, et elle concevrait les conditions de cette réalisation comme un patrimoine commun qui ne peut pas être exploité de façon prédatrice sans conséquences graves.

Mais peut-être vaut-il mieux conclure sur une note de sobriété face aux espoirs de transformation radicale. Le désespoir culturel repose sur une perception de l’impuissance des individus face au développement historique. L’esprit révolutionnaire, en revanche, se nourrit de désirs de changement parfois exagérés. Promouvoir la vision exaltante d’un futur progressiste dans lequel les antagonismes économiques seront dépassés comporte un risque, celui de négliger et d’oublier la nécessité d’une entreprise plus modeste mais plus ardue, à savoir l’effort de vivre bien dans cette vie. L’alternative à la révolution, que j’aimerais appeler la voie stoïque, est résolument de ce monde. Elle insiste sur la permanence et la viabilité locale de ce qu’il y a de meilleur chez l’être humain. Dans la pratique, elle revient à identifier les interstices au sein desquels la capacité d’agir des individus et leur amour du savoir peuvent être mis en œuvre dès aujourd’hui, dans notre propre existence.


Notes de la conclusion

1. Charles MURRAY, Real Education, op. cit., p. 132.

2. Je dois cet aperçu à Joseph E. Davis (communication personnelle).

3. Je dois cette formulation sur le caractère solitaire de l’autonomie à une conférence sur l’Enfer de Dante délivrée par Anthony Esolen à l’université de Virginie le 5 novembre 2008.

4. Cette erreur est favorisée par le principe de la « personnalité juridique » de l’entreprise, qui fut pour la première fois établi dans les années 1880, à l’occasion du contentieux entre le comté de Santa Clara et la compagnie ferroviaire Southern Pacific (Santa Clara County v. Southern Pacific Railroad Company, 118 U.S. 398 [1186]). C’est à cette occasion que les entreprises privées furent pour la première fois définies comme des « personnes légales » bénéficiant des droits et protections de l’individu et du citoyen définis par le quatorzième amendement à la Constitution des États-Unis. En conséquence de quoi, toute une série des projets de lois progressistes en matière économique et sociale furent déclarés inconstitutionnels sous prétexte qu’ils violaient la liberté de contrat des « individus » (les firmes, en l’occurrence). Mes remerciements à Richard Brake pour m’avoir signalé ce fait.