La popularité de bandes dessinées comme Dilbert ou de feuilletons comme The Office1, et de tant d’autres productions culturelles populaires tournant autour du même thème, atteste du profond sentiment d’absurdité qui s’attache au travail de bureau dans la vie sociale des Américains. Or, si un certain sens de l’absurde est une excellente chose dans le domaine de la comédie, il n’en est pas nécessairement de même dans celui de la vie quotidienne. En général, un tel état d’esprit trahit le fait qu’en dessous de la ligne de flottaison du discours officiel prolifèrent toutes sortes de contradictions qui, si elles venaient au jour, mettraient l’institution en crise. De quel type de contradictions s’agit-il ? Pour commencer, notons que, si nous avons pris l’habitude de considérer le monde de l’entreprise comme un univers amoral uniquement régi par la recherche du profit, la réalité est en fait sensiblement différente : il est impossible de comprendre le travail de bureau sans prendre en compte le fait qu’il est aussi le vecteur d’une forme d’éducation morale. Les managers sont de véritables ingénieurs des âmes humaines et l’entreprise promeut un idéal spécifique de la vie bonne.
Ce phénomène repose lui-même sur une contradiction plus fondamentale. Les entreprises souhaitent généralement projeter l’image d’institutions axées sur l’efficacité de leurs performances et l’obtention de résultats concrets. Mais quand aucune véritable production matérielle n’est en jeu, quels sont les critères objectifs de la performance ? Quelle est la fonction réelle d’un manager ? Il est encouragé à porter son attention sur l’état d’esprit de ses salariés et devient ainsi une espèce de thérapeute.
Il s’agit là d’une relation tout à fait différente de celle qui existe entre un mécanicien-ajusteur et son contremaître. L’ajusteur accomplit son travail et laisse son supérieur hiérarchique juger du résultat. Supposons que ce dernier tire son micromètre de sa poche et entreprenne de vérifier si la pièce fabriquée est aux normes. Si ce n’est pas le cas, le contremaître communique son irritation à son subordonné en lui jetant un regard mauvais ou en le traitant de noms d’oiseaux. Il se peut que l’ajusteur n’ait pas bien lu le graphique, ou bien qu’il n’ait pas positionné correctement la pièce dans la machine-outil, ou encore qu’il ait dévié du tracé au moment de la découpe ; ou peut-être qu’il ne sait tout simplement pas utiliser son propre micromètre. Quoi qu’il en soit, la pièce défectueuse est maintenant posée sur un banc entre les deux hommes, et il est probable qu’elle constitue le point focal de leur conversation. Mais, au cours des trente dernières années, l’économie américaine est largement passée de la production de biens matériels (qui s’est déplacée sous d’autres cieux) à la projection de marques, c’est-à-dire à la création de certains états d’esprit dans le cerveau du consommateur, avec une évolution parallèle de la mentalité des travailleurs. Le processus devient plus important que le produit et son optimisation passe par des techniques de management qui ont des effets subjectifs beaucoup plus profonds que la colère d’un contremaître. En outre, si les nouvelles exigences auxquelles doivent se soumettre les salariés sont invariablement justifiées par leur contribution au bilan de l’entreprise, il est en fait assez difficile de calculer cette contribution ; l’enchaînement des causes et des effets devient passablement opaque, ce qui tend à transformer l’environnement de travail en arène d’évaluation morale. Comme l’écrit James Poulos, le travail de bureau contemporain suscite « des formes de respect et de motivation réciproques [qui ont atteint] des niveaux inédits de mise en scène de l’intimité sociale2 ». Les spécialistes du recrutement et de la formation en sont parfaitement conscients ; en 2005, le Journal of Organizational Behavior a consacré un dossier entier au débat sur l’« intelligence émotionnelle », qui est de plus en plus en vogue dans l’univers du management. C’est désormais la personnalité tout entière qui est en jeu, et pas simplement une gamme étroite de compétences.
À en juger par la littérature managériale, ce sont les exigences adressées aux cadres dirigeants eux-mêmes qui vont le plus loin dans ce sens. Ainsi, dans un de ces ouvrages, Teambuilding That Gets Results – titre qu’on pourrait traduire par « Comment construire un travail en équipe vraiment efficace » –, on trouve l’encadré suivant : « Est-ce que votre réaction à telle ou telle situation a plus à voir avec votre ego qu’avec une appréciation “correcte” ? Réfléchissez bien à vos véritables motivations. Si c’est votre ego qui se manifeste, mettez-le de côté…3 » Il suffit de passer en revue les titres les plus populaires de la littérature managériale dans les rayons des grandes chaînes de librairies pour se rendre compte que ces ouvrages sont une sous-catégorie du genre « développement personnel » (self-help), soit « un abîme de confusion inquisitoriale, d’autoresponsabilisation et d’introspection motivationnelle4 ». Le manager y est constamment invité à manifester sa profonde sollicitude personnelle à l’égard de ses subordonnés (to care) et à leur faire miroiter la possibilité d’une expérience de transformation personnelle. Il n’est plus un patron, mais un mélange de thérapeute et de gourou.
De nos jours, le travail de bureau requiert un type de subjectivité adaptée au travail en équipe et reposant sur des habitudes de flexibilité partagée plutôt que sur la force du caractère individuel. Je tenterai ici d’esquisser une analyse comparative du bureau et de l’atelier, du personnel en col blanc et de l’équipe en bleu de travail. Ce qui est en jeu dans cette comparaison, c’est la question de la responsabilité individuelle et son lien avec la présence ou l’absence de critères objectifs d’évaluation.
Après une année de mastère à l’université de Chicago, je dus abandonner pour un temps la philosophie et chercher un travail (quelques années plus tard, j’allais reprendre mes études et m’inscrire en thèse). Plutôt que de renouer avec mon activité d’électricien, je pensais mettre à profit mon nouveau diplôme et trouver une place au soleil des sommets de la méritocratie universitaire. Cela s’avéra en fait beaucoup plus difficile que je ne l’avais prévu. J’obtins d’abord un emploi de secrétariat dans un prestigieux cabinet d’avocats de Palo Alto, mais je n’y étais payé que dix dollars de l’heure. Donc, une fois finie ma journée de travail – de huit heures du matin à cinq heures du soir –, je roulais vers le nord de la péninsule de San Francisco pour donner des cours de rattrapage scolaire à des lycéens préparant l’examen d’entrée à l’université (pour quinze dollars de l’heure) et, plus tard dans la soirée, bien souvent, je traversais le Golden Gate pour aller donner des cours particuliers à des élèves de Marin County. Je faisais donc environ 150 kilomètres par jour autour de la baie de San Francisco avant de retourner, épuisé, à l’appartement que je sous-louais à Berkeley. Un jour, je fus licencié du cabinet d’avocats. Peu de temps après, la boîte de bachotage où je donnais mes cours fit faillite (ils me devaient plusieurs milliers de dollars d’arriérés de salaire dont je ne vis jamais la couleur). À ce stade, il aurait sans doute été plus sensé de ma part de laisser tomber mes prétentions « méritocratiques » et de me réinstaller comme électricien, une profession où j’aurais certainement gagné beaucoup plus. Mais je n’étais pas vraiment capable d’analyser la situation clairement et d’en tirer les conséquences. C’est vrai quoi, je n’étais pas n’importe qui, j’avais un mastère, nom de Dieu !
En 1942, Joseph Schumpeter écrivait que l’expansion de l’éducation supérieure au-delà de la capacité d’absorption du marché du travail réduisait souvent les cols blancs à accepter « des travaux inférieurs ou [des] salaires moins élevés que ceux des ouvriers les mieux rémunérés ». En outre, cette situation risquait d’engendrer des « incapacités de travail [unemployability] d’un type particulièrement déconcertant. L’homme qui a fréquenté un lycée ou une université devient facilement psychiquement inemployable dans des occupations manuelles sans être devenu pour autant employable, par exemple, dans les professions libérales5 ».
Au bout de plusieurs semaines de recherche d’emploi, avec tout ce que cette quête désespérée impliquait pour mon auto-estime de diplômé universitaire, j’étais de plus en plus disposé à accepter n’importe quoi et de moins en moins sûr de ma propre valeur. Je finis par trouver un poste de rédacteur chez Information Access Company (IAC), une succursale du groupe de presse Ziff Communications, et y restai pendant onze mois. C’est ainsi que, par une matinée ensoleillée de l’année 1992, je traversai le pont de San Mateo à 8 h 15 pour entamer ma première journée de travail. Le vent soufflait tellement fort que même le fond de la baie était couvert d’une houle aux crêtes moutonneuses. J’étais passablement excité. Mon nouveau travail consistait à lire des articles de revues universitaires, à les indexer en fonction de catégories prédéfinies et à rédiger des résumés d’environ deux cents mots qui étaient vendus sur CD-ROM et par abonnement à un réseau de bibliothèques dans lesquelles les usagers pouvaient les consulter par le biais d’un système baptisé InfoTrac. J’étais devenu un travailleur de la connaissance. J’y voyais une occasion rêvée d’explorer les frontières du savoir et d’acquérir une vision synoptique d’une série de disciplines, ainsi que ma formation académique était censée m’y avoir préparé. Mais pour l’instant, ce qui s’offrait à mon regard alors que j’abordais la péninsule, c’était Foster City.
Foster City était un territoire de dix kilomètres carrés gagné sur les eaux marécageuses du littoral occidental de la baie de San Francisco, une sorte d’annexe de la Silicon Valley fondée par un corsaire de l’immobilier, T. Jack Foster, qui souhaitait créer une communauté modèle de l’ère postindustrielle. Vue du haut du pont de San Mateo, elle offrait un panorama esthétiquement uniforme de parcs industriels, de marinas et de villas qui semblaient tous partager un même code génétique.
Pendant le délai de quelques semaines entre mon entretien d’embauche et ma première journée de travail, il m’arriva fréquemment de m’imaginer en situation face aux managers que j’avais rencontrés et de les étonner par mon savoir et mon intelligence. Ce genre de fantaisie apaisait mes sentiments d’isolement et d’irrésolution, qui commençaient à éroder mon sens du réel. Le jour où le service du personnel m’appela pour me confirmer mon embauche, j’eus soudain l’impression d’avoir attrapé au vol le train du monde – grâce au miracle des petites annonces – et d’être enfin bercé par le rythme de sa marche. Et quand mes collègues me montrèrent ce qui allait être mon poste de travail, je me sentis profondément honoré : on m’avait fait une place, une place réservée à moi tout seul, et mon box étriqué me sembla dès lors extraordinairement spacieux. Car après tout, c’était mon bureau, c’était là que j’allais enfin penser, et penser était désormais mon travail et non plus un divertissement privé tendant forcément à engendrer un sentiment d’aliénation. Car mes pensées seraient désormais ma contribution irremplaçable à un projet commun, dans une vraie entreprise avec des centaines de vrais salariés. La géométrie régulière de ces espaces de bureau cloisonnés me donnait l’impression d’avoir enfin trouvé ma place dans l’ordre des choses ; leur étendue élargissait mon horizon. Je décidai de porter une cravate.
Mais je ne tardai pas à déchanter et, pour comprendre mon changement d’humeur, il convient d’expliquer comment mon travail était conçu et structuré. Le premier produit commercialisé par IAC en 1977 était Magazine Index ; comme son nom l’indique, il s’agissait d’un catalogue indexant le contenu d’environ quatre cents magazines populaires. En 1980, IAC avait été racheté par le groupe de presse Ziff et, cinq ans plus tard, Ziff avait fusionné IAC avec une autre de ses acquisitions, Management Contents. Management Contents ne se contentait pas d’indexer une série de publications, mais fournissait des résumés d’articles parus dans des revues de gestion professionnelles. Les débuts de cette activité de rédaction de résumés coïncidaient donc avec l’introduction de revues « sérieuses » avec notes de bas de page et tout le tralala. Je suppose que le passage de la simple indexation aux résumés et des magazines aux revues fut une transition aisée, pratiquement insensible, vu le contenu spécifique des revues de gestion. Dans ce type de publication, on rencontre environ une idée tous les cinq alinéas, ce qui fait qu’il est assez facile de les résumer. Mais à partir de 1991, peu de temps avant mon embauche, IAC commença à produire des résumés d’un tout autre genre en s’attaquant à des revues de physique, de biologie, de sciences sociales, de droit, de philosophie, d’histoire et de littérature. Il y a une différence assez fondamentale entre, par exemple, Marketing Today et Nature Genetics (un des titres dont j’étais responsable), mais les distinctions de niveau de rigueur intellectuelle ont du mal à résister à l’effet dissolvant des fusions et des acquisitions qui tendent à réduire le savoir à de l’« information6 ». À titre d’exemple de la nature du problème, voilà un extrait de la section « Courrier des lecteurs » d’un numéro de 2007 de Nature Genetics :
Nous montrons que mir214 est exprimé dans les somites pendant les phases de segmentation précoces et que ses variations d’expression altèrent celles des gènes contrôlés par la voie de signalisation Hedgehog. L’inhibition de l’expression de mir214 aboutit à la diminution voire la disparition des cellules musculaires des fibres lentes. Nous montrons que l’ARNm [ou ARN messager] su (fu), qui code un régulateur négatif de la voie Hedgehog, est une cible de mir214.
Dans certaines revues scientifiques, dont Nature Genetics, les articles sont précédés d’un abstract rédigé par l’auteur mais, même dans ce cas, je devais rédiger mon propre résumé. Et comme on me l’expliqua lors de ma semaine initiale de formation, je ne devais pas non plus me contenter de reformuler le résumé de l’auteur. Il me fallait relire le texte dans son intégralité et en reproduire la substance dans mes propres termes. Cette procédure était justifiée par le fait qu’il fallait absolument offrir au client d’IAC une « valeur ajoutée ». J’avais du mal à croire que je serais capable d’« ajouter » autre chose que des erreurs et de la confusion à ce type de document, mais mes formateurs se chargèrent de me démontrer le contraire.
Mon travail reposait sur l’hypothèse que, pour rédiger un bon résumé, il suffisait d’appliquer une méthode, et qu’il n’était pas vraiment nécessaire de comprendre le contenu (comme un ordinateur qui manipule la syntaxe sans être affecté par la sémantique). C’était – textuellement – ce que racontait ma formatrice Monica alors qu’elle me traçait le diagramme du résumé type sur un tableau blanc. Mais la simplicité de ces principes méthodologiques très généraux était trompeuse, et je me rendis vite compte que, pour remplir correctement ma tâche, il me faudrait effectuer une immersion intégrale dans chaque texte7. Monica était apparemment une personne parfaitement raisonnable et ne manifestait aucun signe extérieur de dérangement. Elle se garda toutefois de trop insister sur ses propos, et il fut vite assez clair qu’elle se trouvait dans une position analogue à celle d’un bureaucrate soviétique chevronné, qui doit fonctionner à deux niveaux à la fois, celui du réel et celui de l’idéologie officielle.
Au terme d’une semaine de formation, mon quota initial était de quinze articles par jour. Au bout de onze mois, j’en étais arrivé à vingt-huit articles (une accélération standard anticipée par l’encadrement). Alors que les efforts de Charlie Chaplin pour se conformer au rythme de plus en plus effréné de la chaîne de montage dans Les temps modernes finissent par engendrer un extraordinaire ballet comique, mes tentatives étaient plutôt marquées par leur caractère déprimant. Et, surtout, par une irrésistible somnolence. Cette sensation d’épuisement était certainement liée au fait que je me sentais pris au piège d’une redoutable contradiction8. Un rythme aussi rapide impliquait une certaine forme de concentration mais, en même temps, il excluait toute véritable absorption dans mon travail et engendrait une sensation de dédoublement. Ou plutôt, j’essayais de me dédoubler et de m’absenter de ma tâche pour mieux remplir mon quota, mais rédiger des résumés n’est pas une forme de travail à la chaîne qu’on peut faire en pilotage automatique. Le contenu des articles que je traitais était trop exigeant et me sommait de lui rendre justice. Trahir un auteur qui a investi tellement de soi-même dans le traitement d’un thème spécifique équivalait à faire violence à ce que je ressentais de meilleur en moi.
Mes efforts pour lire, assimiler et résumer le contenu des articles de vingt-huit revues universitaires par jour requéraient de fait la suppression active de ma propre capacité de pensée parce que plus je pensais et plus je percevais les lacunes de ma compréhension des arguments d’un auteur. Ce qui ne pouvait que ralentir mon travail. Mon quota journalier impliquait également que je mette en veilleuse tout sentiment de responsabilité envers autrui, qu’il s’agisse de l’auteur lui-même ou du pauvre usager d’InfoTrac, qui était censé naïvement supposer que mon résumé était fidèle au contenu de l’article. Mon travail supposait donc à la fois un certain abrutissement et une certaine rééducation morale.
Certes, n’importe quel type de travail implique toujours un certain type d’inconfort moral ou matériel. Un électricien respire une bonne quantité de poussière d’origine indéterminée, s’abîme les genoux à ramper dans des espaces exigus et attrape des torticolis à force de fixer le plafond, sans compter les chocs électriques réguliers qu’il encaisse parfois alors qu’il est perché sur une échelle. Ses mains sont pleines de coupures à force de tordre des câbles, de manipuler des boîtes de jonction en tôle et de découper des câbles à la scie à métaux. Mais si vous êtes électricien, rien de tout cela n’affecte le meilleur de vous-même.
On demandera si je n’étais soumis à aucun contrôle de qualité. De temps à autre, mon chef relisait quelques-uns de mes résumés et, une ou deux fois, il corrigea ma rédaction et me demanda de ne pas commencer mon texte par une subordonnée. Mais je ne fus jamais confronté à un superviseur reprochant à mon résumé de trahir le contenu de l’article. Les seuls critères de qualité mobilisés étaient ceux de la grammaire et de la cohérence linguistique générale du résumé, qui ne requéraient pas la moindre lecture de l’article lui-même de la part de mes supérieurs. Dans ce sens, je n’étais soumis à aucun critère extérieur objectif.
On pourra aussi m’objecter que, si les résumés produits par IAC n’étaient pas de bonne qualité, le « marché » se chargerait de les sanctionner : mon entreprise serait évincée par un concurrent plus exigeant. En fait, IAC a été rachetée et vendue plusieurs fois depuis que je n’y travaille plus, mais continue apparemment à opérer. Peut-être les choses vont-elles mieux et la qualité de sa production a-t-elle augmenté ; sincèrement, je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, la justice omnisciente administrée par le marché relève sans doute d’une échelle temporelle assez différente de la courte durée qui embrasse les épisodes cruciaux de la vie active d’un pauvre mortel. Par son entrée précoce sur le marché des résumés accessibles par voie informatique, IAC put jouir pendant un certain temps d’un quasi-monopole, raison pour laquelle je suppose qu’elle avait pratiquement tout le loisir de définir les critères de contrôle à sa guise. Il est donc probable que le quota de production et la qualité du produit étaient établis en fonction d’un seuil de « passabilité » minimale en dessous duquel le client était censé refuser le service9. Après tout, l’achat réitéré de services peut se perpétuer même quand les intérêts du producteur et du consommateur sont loin de coïncider entièrement, voire quand ils sont nettement contradictoires. Il est fréquent que nous en venions à haïr des produits dont nous continuons cependant à être fortement dépendants (comme Windows, par exemple). En outre, un produit élaboré dans des conditions d’irresponsabilité intellectuelle et de pression taylorienne, tels les résumés d’InfoTrac vers 1992, peut produire sa propre demande en exerçant un effet corrosif sur nos critères. Toute exigence de qualité supérieure finira dès lors par passer pour réactionnaire. L’existence même dudit produit dotera les critères ainsi révisés à la baisse d’une aura de respectabilité ou d’inévitabilité.
En me plongeant dans tous ces articles savants, je pensais que j’allais apprendre énormément de choses. Outre la rémunération, mon travail semblait ainsi remplir une fonction intrinsèquement positive en satisfaisant ma soif de connaissances. Une telle satisfaction était parfaitement congruente avec l’objectif de l’usager d’InfoTrac, qui désirait lui aussi augmenter ses connaissances, et celui de l’auteur de l’article, qui voulait être compris correctement. Le critère interne d’évaluation de ma tâche, si celle-ci était adéquatement conçue, était en toute apparence exactement le même que celui qui animait les deux parties intéressées que j’étais censé servir : l’excellence intellectuelle. Mais ce noble objectif n’était en aucun cas desservi par la logique purement quantitative de la production de résumés. Cette méthodologie quantitative avait été élaborée par une tierce partie dont la visée propre était surimposée au processus de travail et n’avait aucun lien intrinsèque avec les buts des autres participants. Bien entendu, ladite visée consistait à extraire un profit de mon travail.
Comme je l’ai déjà signalé dans les chapitres précédents, le travail est forcément pénible et sert les intérêts d’autrui. C’est la raison pour laquelle il est rémunéré. Il n’empêche que, si j’avais servi directement les intérêts de l’usager de la base de données, à savoir l’accès à un résumé de grande qualité, cet objectif aurait été plus aisément compatible avec mon propre désir de faire l’expérience des plaisirs de la compréhension. Évidemment, il est difficile de savoir si la vente directe du résultat de mon travail à l’usager aurait pu tout à la fois lui délivrer un produit de qualité supérieure à un prix attractif et me procurer une rémunération suffisante pour vivre. La viabilité de ce type de transaction ne pourrait être évaluée que par le biais d’un calcul économique assez complexe, qui devrait aussi intégrer les coûts de marketing et de distribution, et celui de la correction de mes éventuelles erreurs techniques. À quoi il faut bien ajouter que, de mon propre chef, je n’aurais jamais pris l’initiative de lancer un produit tel qu’InfoTrac et que les entrepreneurs qui l’ont fait ont certainement pris des risques. Je n’ai rien à leur reprocher de ce point de vue-là. Ils ont élaboré un produit et l’ont vendu à un client (le groupe de presse Ziff) qui semble vivre de l’acquisition et de la vente de ce type d’entreprises. Ce que je veux simplement souligner, c’est que la présence de cette tierce partie, qui cherche à maximiser une plus-value sur mon dos en restant complètement insensible aux limitations de rythme dues à la nature même de la tâche effectuée, tend par définition à pousser le processus de travail au-delà de ces limites. Il est dès lors impossible que la tâche en question soit guidée par les objectifs qui lui sont propres. Ce sont pourtant ces objectifs propres, en tant que biens en soi, qui font que je désire accomplir mon travail correctement. Ils régissent de façon très stricte la « qualité » d’un produit, dimension quasi métaphysique qui échappe largement à ceux qui se contentent de calculer leurs bénéfices mais qui reste une préoccupation centrale tant pour l’usager que pour le producteur de l’objet lui-même.
Pourtant, ce n’est pas l’appât du gain qui est en soi le problème. En rester à ce niveau d’analyse, ce serait manquer le cœur de la question et céder à des lamentations impuissantes ou à une invocation fastidieuse des vertus de l’altruisme. S’il est vrai que l’appât du gain est sans doute une des causes principales de l’appauvrissement du travail humain, cela ne veut pas dire que les managers qui conçoivent et organisent le procès de travail soient eux-mêmes esclaves de cette motivation. Ou plutôt, leur intérêt pour le profit n’est pas foncièrement différent de celui de chacun d’entre nous, mais là n’est pas le problème. Après tout, ils sont des salariés comme nous, et il n’y a pas de raisons que, dans leur vie privée, ils ne soient pas régis par des normes éthiques tout aussi exigeantes.
Les managers sont pris au piège d’une contradiction sociale durable qui engendrait jadis des émeutes de rue mais se manifeste aujourd’hui de façon plus silencieuse : l’antagonisme entre le travail et le capital. Les risques qu’entraîne la position managériale sont tout à fait spécifiques. Le sociologue Robert Jackall a consacré plusieurs années à étudier les cadres dirigeants d’entreprise, à les interviewer et à décrire le caractère « particulièrement fluide et aléatoire » de leur univers. Il montre la vulnérabilité professionnelle des managers et du type de discours qui lui est associé, un discours qui se caractérise par un fort degré d’incertitude tant au niveau de l’expression que de la motivation. Il me semble que les contradictions du « travail intellectuel » telles que je les ai vécues chez IAC peuvent être renvoyées à une sorte d’impératif d’abstraction qu’on peut interpréter comme un dispositif utilisé par les cadres dirigeants pour affronter les exigences psychiques de leur travail.
Pour commencer, Jackall observe que, malgré la nature essentiellement bureaucratique du procès de travail moderne, les managers ne vivent nullement leur rapport à l’autorité comme quelque chose d’impersonnel. Cette autorité est en fait incarnée dans les personnes concrètes avec lesquelles ils entrent en relation à tous les niveaux de la hiérarchie. La carrière d’un individu dépend entièrement de ses relations personnelles, entre autres parce que les critères d’évaluation sont très ambigus. Par conséquent, les managers doivent passer une bonne partie de leur temps à « gérer l’image que les autres se font d’eux ». Soumis sans répit à l’exigence de faire leurs preuves, les managers vivent « dans une angoisse et une vulnérabilité perpétuelles, avec une conscience aiguë de la probabilité constante de bouleversements organisationnels susceptibles de faire capoter tous leurs projets et d’êtres fatals à leur carrière », comme l’écrit Craig Calhoun dans sa recension du livre de Jackall10. Ils sont ainsi systématiquement confrontés à la « perspective d’un désastre plus ou moins arbitraire ».
Une bonne partie de leur travail consiste donc « à interpréter et réinterpréter des événements qui définissent une réalité au sein de laquelle il est difficile d’attribuer la faute de quoi que ce soit à qui que ce soit, et surtout pas à soi-même », explique C. Calhoun. Une telle situation stimule l’art de parler pour ne rien dire. Des propositions parfaitement contradictoires sont rendues compatibles par de purs tours de passe-passe rhétorique, ce qui permet au manager « de définir une position couvrant tous les aspects d’une question, ou bien d’enfouir telle ou telle instruction concernant la marche à suivre sous une couche de formules descriptives vaguement reliées entre elles et qui exigent une véritable exégèse textuelle pour pouvoir être décryptées11 ». L’objectif de ce type de langage n’est pas de tromper l’interlocuteur, mais de préserver une marge d’interprétation au cas où le contexte changerait ; dans cette éventualité, « une nouvelle signification plus appropriée peut être attachée au discours employé antérieurement. En ce sens, l’entreprise est un lieu où la parole des individus n’est jamais prise au pied de la lettre parce qu’il est généralement entendu que tout discours a un caractère provisoire12 ». Rien n’est fixé dans le béton, contrairement à ce qui se passe par exemple sur les chantiers où, justement, les travailleurs doivent couler des dalles en béton.
Bien sûr, quand il s’agit de raconter ce qu’ils ont fait pendant leur week-end, ou même de décrire certaines situations de travail, les managers sont parfaitement capables d’utiliser entre eux un langage vivant et coloré ; mais ce type de discours est réservé à l’univers parallèle de l’interaction privée. Dès qu’ils se retrouvent en groupe entre professionnels, ils se doivent de protéger l’« immunité discursive » de leur patron en ayant recours à un langage suffisamment vide ou abstrait pour masquer la substance des problèmes et laisser le champ des interprétations aussi ouvert que possible. « Plus un problème est épineux, plus le langage public qui le décrit devra être vague et aseptisé13. »
Cette duplicité discursive – une parole directe en privé, vide en public – fait que la langue des managers ressemble à celle des bureaucrates soviétiques, qui devaient négocier leur rapport à la réalité sans pouvoir s’appuyer sur un langage public susceptible de la capturer et étaient au contraire obligés d’employer un discours essentiellement destiné à masquer ladite réalité.
À partir du moment où le succès d’un manager dépend de sa capacité de manipulation du langage et d’évitement de la réalité, les notions de blâme et de récompense n’ont plus aucun lien avec celle d’effort exécuté en toute bonne foi. Notre homme peut dès lors en tirer la conclusion que la responsabilité spécifique de ses subordonnés ne peut elle aussi être assignée que de façon purement arbitraire. Dans les cours orientales de l’Antiquité, les eunuques au service de la maison royale se caractérisaient ainsi par leur comportement particulièrement arbitraire à l’égard des autres eunuques, à savoir ceux qui étaient les plus éloignés du centre du pouvoir. Cet exercice du caprice discrétionnaire était en quelque sorte un privilège informel attaché à leur fonction.
On pourrait penser qu’une telle situation a quelque chose de démoralisant pour tous les intéressés. Mais l’être humain est une créature qui se caractérise par son énorme capacité d’adaptation, et ce type de contexte engendre son propre genre de moralité : les points d’orientation fixes de la boussole éthique intérieure sont dès lors remplacés par une forme d’intuition agile et flexible. Cela n’exclut nullement l’éventualité que certains managers soient dotés de fortes convictions, mais ils doivent les abandonner à la porte de l’entreprise et ils attendent de leurs collègues et subordonnés qu’ils fassent de même. « Les points de vue moraux menacent vos collègues de travail parce qu’ils les exhortent implicitement à respecter des normes qui peuvent entraver leur capacité de déchiffrer l’évolution des rapports de force au sein de l’entreprise14. » Il existe donc de fait une pression sociale (on pourrait presque dire une exigence morale) de ne pas être trop « moraliste ». Cette pression a sa source dans l’insécurité psychologique des carrières managériales.
Mon superviseur, Carole, devait elle aussi produire des résumés, ce qui rendait sa position de contrôleuse des quotas plutôt troublante. En tant que rédactrice, il est probable qu’elle se sentait elle aussi prise au piège de la contradiction que j’ai décrite. Elle était passionnée de lecture, et je suppose donc qu’elle partageait mon goût de la précision intellectuelle. Mais il s’agissait là d’une valeur morale « inappropriée » qu’elle ne pouvait pas mettre en avant au moment de défendre le travail de tel ou tel de ses subordonnés devant ses chefs (ce que je suppose qu’elle faisait de temps à autre). De fait, de telles préoccupations ne peuvent être rendues valides aux yeux des échelons supérieurs du management que si l’on peut démontrer qu’elles contribuent à l’augmentation des profits. Et ce non pas parce que les dirigeants sont des individus sans cœur, mais parce qu’une telle démonstration est censée procurer à tout le monde une justification minimale. En fait, tout ce qu’a besoin de faire un cadre de rang subalterne, c’est de faire montre à ses supérieurs d’une apparence de solide réalisme et de mettre en scène les exigences de la maximisation du profit à grand renfort de gadgets (tableaux, présentations Powerpoint, etc.). Sans ces talents de dramaturge d’entreprise, il risque de ne pas obtenir carte blanche pour satisfaire les besoins de ses salariés.
Vu le labyrinthe moral dans lequel évoluent les managers, on peut comprendre pourquoi le sommet de la hiérarchie ne s’embarrasse pas de connaître les détails du processus de production : rien de tel qu’un certain degré d’abstraction pour échapper à toute responsabilité. En revanche, les cadres de rang inférieur ne peuvent éviter de s’affronter au concret, et leur proximité par rapport au travail tel qu’il se fait les oblige à être conscients de sa dimension humaine, y compris de ses effets négatifs. C’était là la situation de Carole, qui était prise entre deux feux. Quant aux effets négatifs, je ne parle pas seulement du syndrome du canal carpien, mais de l’aliénation engendrée par un environnement de travail qui subordonne impitoyablement le bien intrinsèque d’une activité aux exigences extrinsèques du profit.
Àl’heure du déjeuner, j’avais un arrangement avec deux autres rédacteurs. L’un d’entre eux faisait partie de mon groupe de travail et s’appelait Mike, un type hirsute et laconique qui me plut aussitôt. Il remplissait son quota presque aussi bien que moi (c’est-à-dire pas très bien), mais cela ne semblait pas le déranger outre mesure. Mon deuxième collègue travaillait dans l’autre partie des locaux et s’appelait Henry, un Libérien tiré à quatre épingles qui avait jadis travaillé pour la CIA dans son pays. Un jour, il avait dû fuir le Liberia de façon précipitée et s’était bientôt retrouvé dans la zone industrielle de Foster City. Henry n’avait pas non plus l’intention de faire du zèle. À midi et demi, nous nous dirigions à pied vers l’espace fast-food du centre commercial voisin. Il est difficile d’exagérer le sentiment de soulagement que nous procurait cette petite excursion. Nous devions traverser une série de « campus » ornés de bassins fréquentés – surprise ! – par de véritables mouettes, après quoi nous nous installions à table pour consommer un repas que je savourais toujours avec délectation. Comment ne pas penser à Marx, qui écrivait que, dans les conditions du travail aliéné, l’être humain « ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales ». Tout en mangeant, Mike nous racontait les monstruosités qu’il insérait dans ses résumés, lesquels étaient destinés à être publiés sous le nom de professeurs assistants non titularisés. Je voyais se dessiner mon avenir dans ces moments furtifs de sabotage, petits plaisirs qui nous consolaient de la monotonie du travail de bureau. Avec son mélange habituel de drôlerie et de gentillesse, Mike nous confessa un jour qu’il prenait régulièrement de l’héroïne. Et qu’il consommait au bureau. Ce qui paraissait assez logique.
Je n’arrivais pas vraiment à m’expliquer comment, avec mon passé de fier électricien indépendant, j’avais fini par échouer au milieu de ces éclopés du taylorisme en col blanc, et ce pour un salaire de 23 000 dollars par an. Certes, je n’avais pas fait un second cycle universitaire en vue d’une carrière (je cherchais surtout à ce qu’on me guide dans la lecture de quelques livres difficiles), mais une fois obtenu mon mastère, j’estimais appartenir de plein droit à une certaine élite sociale, avec toutes les subtilités formelles qui vont avec. Mais, malgré mes belles cravates, voilà que je menais en fait une existence bien plus prolétarienne que celle que j’avais connue quand j’étais un travailleur manuel.
Si mon passage par l’université avait été justifié par la poursuite d’une carrière, cela aurait sans doute été une grave erreur de ma part. Heureusement, ce n’était pas le cas, et je n’ai donc pas de raison de regretter mes études. Mais nombre de gens semblent considérer l’éducation supérieure comme une extension de la scolarité obligatoire. Plus de 90 % des lycéens « déclarent que leur conseiller d’orientation les a encouragés à faire des études supérieures15 ».
Une telle dynamique ne tient guère compte de la diversité des dispositions individuelles, ni du fait qu’il existe des individus très intelligents qui ne sont absolument pas doués pour les études universitaires ni pour le type de travail que vous êtes censé effectuer une fois que vous avez un diplôme. En outre, orienter tout le monde vers la fac a des effets pervers sur le marché du travail.
Le sociologue de l’éducation Randall Collins décrit une dynamique d’inflation des diplômes « apparemment sans fin, jusqu’au jour où il faudra un doctorat pour être concierge et où les baby-sitters ne pourront pas travailler sans un diplôme avancé de puériculture16 ». La demande croissante de légitimation universitaire donne l’impression d’une société de plus en plus savante, dont les membres sont capables d’exploits cognitifs que leurs parents auraient eu du mal à concevoir. Prenons l’exemple de mon boulot de rédacteur de résumés tel qu’il aurait pu être décrit par un journaliste économique adepte du jargon à la mode sur la « société postindustrielle » ou l’« économie créative ». J’étais l’exemple parfait du « travailleur de la connaissance » et, en outre, j’étais titulaire d’un diplôme d’études avancées. L’idée de mon existence multipliée par plusieurs millions est exactement ce qui fait frissonner de plaisir les futurologues : nous sommes tous en train de devenir tellement intelligents ! Et pourtant, ce qui échappe complètement à ce regard superficiel, c’est que mon mastère ne faisait que masquer l’abrutissement bien réel que je vivais sur mon lieu de travail, avec mon salaire de diplômé. Comment diable expliquer ce phénomène ? En sommes-nous vraiment arrivés là en tant que société : acheter et consommer toujours plus d’éducation dans le seul but d’atteindre de nouveaux sommets de stupidité ?
Vu que l’essentiel du travail « intellectuel » tel qu’il est conçu dans le cadre de l’entreprise n’est pas franchement très stimulant pour l’esprit, voire qu’il exige carrément l’oblitération de l’intelligence du salarié, on pourrait supposer que les diplômes ne sont pas un critère de recrutement très pertinent. Et, de fait, les chasseurs de têtes avouent qu’ils ne se soucient guère du niveau universitaire réel des candidats. Ils estiment que l’université a déjà opéré une sélection cognitive suffisante au moment d’accepter les étudiants. Dans leur ouvrage intitulé Higher Education and Corporate Realities, les sociologues Phillip Brown et Richard Scase citent un recruteur qui tient les propos suivants : « Nous ne percevons aucune corrélation entre vos diplômes et votre niveau de performance dans l’entreprise. Absolument aucune. Désolé. S’il en était autrement, je pourrais vous dire : “Si votre moyenne n’est pas en béton, laissez tomber”17. »
Cette non-pertinence des savoirs acquis (ou non) dans le système scolaire par rapport au monde du travail ne paraît guère compatible avec la vision technocratique de l’économie, qui est systématiquement associée à une forme d’optimisme méritocratique béat. C’est ce que les spécialistes désignent parfois sous le nom de « théorie du capital humain ». D’après cette théorie, explique David Labaree, « le système scolaire contribue à fournir à la société les compétences dont elle a besoin et à procurer aux individus les positions sociales auxquelles ils aspirent18 ».
Cette conception technocratique/méritocratique nous semble aujourd’hui relever du sens commun, mais elle repose en fait sur une certaine vision du rôle de l’éducation qui a émergé au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, nombre d’observateurs ont été frappés par la complexité croissante de la société. La gestion rationnelle et scientifique de cette complexité semblait être une exigence impérative ; l’invocation du simple sens commun passait pour un palliatif désuet et totalement inadapté aux défis de l’économie moderne. Dans l’immédiat après-guerre, nombre des cadres chargés du recrutement étaient eux-mêmes dépourvus de diplômes et ils étaient convaincus que les étudiants frais émoulus de l’université feraient des salariés de qualité supérieure grâce à leurs connaissances hyperboliques et à leurs super-compétences. Ils étaient donc prêts à embaucher des diplômés de l’enseignement supérieur pour occuper des postes jadis occupés par de simples bacheliers. Et pourtant, il n’était guère évident que ces nouveaux salariés suréduqués fussent plus performants que leurs prédécesseurs ; bien souvent, ils l’étaient même moins. À titre d’exemple, dans une étude célèbre, le sociologue Ivar Berg démontra qu’il existait une corrélation inverse entre le niveau d’études et la performance au travail des contrôleurs aériens19.
Par ailleurs, la conception technocratique/méritocratique de l’éducation traite celle-ci de façon étroitement instrumentale, la réduisant à ce qui est « bon pour la société et bon pour votre carrière », ce qui a un effet corrupteur sur la formation des jeunes esprits. Comme l’écrit David Labaree, « les caractéristiques formelles du processus de formation – notes, unités de valeur et diplômes – finissent par avoir plus de poids que la substance des connaissances, et la quête de ces symboles de réussite devient plus importante que l’apprentissage de savoirs effectifs. […] La sélection a désormais la priorité sur l’enseignement, et la fonction sociale des notes l’emporte sur leur usage pédagogique20 ».
Car d’un point de vue pédagogique, une mauvaise note est censée faire percevoir à un étudiant l’état pitoyable de son esprit. Cette mortification n’est qu’une première étape sur la voie de son perfectionnement : il s’agit de piquer son estime pour éveiller en lui l’amour du savoir, de lui révéler l’abîme qui sépare son niveau de compréhension de celui des géants de la pensée. Ce n’est pas par méchanceté que l’enseignant se livre à ce jeu, mais parce qu’il a l’intuition du potentiel de son élève et cherche à cultiver en lui le goût de la difficulté. Avec le goût de la difficulté vient l’audace de résister à la fadeur des conventions établies et aux facilités d’une époque autosatisfaite qui ont laissé une forte empreinte initiale sur sa personnalité. C’est à cela que servent les mauvaises notes. Mais de nos jours, si vous collez un D à un étudiant, il est probable qu’il vous suppliera de ne pas compromettre son admission à la fac de droit. La machine à sélectionner marche à plein régime.
En adoptant ce type d’attitude, les étudiants ne font que s’adapter à l’éthique mercantile des institutions censées les former. « Les établissements d’enseignement sont captifs d’une hiérarchie auto-imposée et se voient obligés d’entrer en concurrence entre eux pour renforcer leur crédibilité marchande auprès de consommateurs socialement très alertes21. » Il en résulte « une insistance croissante sur la production de distinctions symboliques sélectives plutôt que sur des résultats substantiels partagés22 ». Autrement dit, ce qui compte, c’est votre rang par rapport à vos pairs ; peu importe si tous les pairs en question, vous compris, sont parfaitement ignorants. Quand l’unique objectif de l’éducation devient la production de diplômes plutôt que la promotion du savoir, le système d’enseignement trahit la motivation identifiée par Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir. » On arrive ainsi à une véritable indifférence intellectuelle chez les étudiants.
Alors après tout, il est peut-être légitime d’affirmer que l’enseignement supérieur est indispensable pour préparer les étudiants aux emplois de l’économie de l’information. Et ce non pas pour les raisons qu’on avance habituellement, à savoir qu’il existerait une demande croissante de salariés dotés d’une forte capacité intellectuelle, mais dans un sens beaucoup plus pervers : la routine universitaire habitue les jeunes gens à accepter comme un état de choses tout à fait normal le décalage entre la forme et le contenu, les représentations officielles et la réalité. Un état d’esprit qu’on ne saurait taxer de cynisme dans la mesure où, tout comme jadis en Union soviétique, il est indispensable à la survie dans un environnement de travail bureaucratique.
Il y a trente ans, Randall Collins soulignait que l’enseignement supérieur avait une fonction essentiellement signalétique : ce qu’il validait et récompensait, c’était l’autodiscipline de la classe moyenne. Mais quel est le type de discipline qui est exigée des travailleurs en col blanc à l’heure actuelle ? Il fut un temps où passer ses examens, respecter les délais et travailler dur en vue de maîtriser un corpus de connaissances signalaient une certaine disponibilité à se soumettre à la discipline de l’organisation et exhibaient les dispositions requises pour développer les compétences associées au travail de bureau. Mais le nouvel idéal antibureaucratique de flexibilité soumet les individus à des exigences tout à fait nouvelles et suppose la construction d’une subjectivité foncièrement différente. Comme le soulignent Phillip Brown et Richard Scase, dans ce nouveau contexte, c’est la personnalité tout entière qui est en jeu ; plus qu’une gamme spécifique de compétences liées à l’accomplissement de tel ou tel objectif de l’organisation, ce que l’individu doit posséder, ce sont certaines qualités personnelles. Ce que cherchent les recruteurs, c’est un certain style de comportement, une série d’aptitudes psychologiques et sociales qui sont difficiles à codifier. (Ce qui n’a de sens que dans un environnement de travail dénué de critères objectifs, au contraire d’un atelier de mécanique.) Dans le même ordre d’idées, l’obsession des diplômes encouragée par l’enseignement supérieur n’a désormais de sens que si elle est accompagnée par la mention d’activités extracurriculaires qui signalent la possession d’un paquet complet de caractéristiques personnelles désirables23. Les étudiants et leurs parents semblent bien avoir assimilé cette exigence. Il est désormais important de mettre en avant dans son CV la participation à toutes sortes d’activités collectives, car celle-ci indique une personnalité parfaitement adaptée au « travail en équipe ».
L’essor de la notion de travail en équipe coïncide avec la découverte de la « culture d’entreprise » par les théoriciens du management dans les années 1970. Loin d’exprimer une critique sarcastique du pingouin en costume-cravate, comme cela pouvait être le cas dans les années 1960, l’idée de « culture d’entreprise » évoquait désormais un nouveau royaume de possibilités. Comme l’écrit David Franz, « l’idée qu’on pouvait gérer la culture d’entreprise était tout à la fois un aspect central de sa capacité de séduction et une innovation conceptuelle fondamentale24 ». Mais l’idée qu’on peut gérer la culture, précisément, implique un bouleversement complet de la notion traditionnelle de culture. « La culture au sens où les chercheurs en sciences sociales utilisent ce terme est essentiellement une force souterraine, relevant de l’implicite et de l’inexprimé. Nous naissons en tant que membres d’une culture qui nous enseigne à voir, à parler, à penser. Ce n’est qu’au prix de gros efforts que nous sommes capables d’objectiver notre propre culture, et seulement de façon partielle. En revanche, les cultures d’entreprises sont susceptibles d’être diagnostiquées, évaluées et transformées25. » Les managers se transforment dès lors en anthropologues. Mais surtout, ils doivent devenir de véritables fondateurs de cultures, tout comme Moïse, Jésus ou Mahomet. Ce qui veut dire que leur acuité anthropologique ne prendra pas la forme d’une analyse détachée, mais plutôt celle d’une puissance d’innovation charismatique (avec salaire de cadre supérieur à la clé). La découverte de la culture d’entreprise a ainsi ouvert la voie à de nouvelles et perturbantes méthodes de manipulation sur le lieu de travail.
À travers l’exercice de l’autorité charismatique, le manager déstabilise ses salariés, il secoue leurs préjugés et leurs routines obsolètes dans le but de libérer leur créativité. Il s’agit là d’un nouveau type de leadership charismatique qui semble aller dans le sens d’une forme de démocratie radicale. Le nouveau leader ne cherche pas à recruter des adeptes, il veut que chaque individu devienne son propre leader. Son autorité elle-même se dilue dans la transformation du travail en activité ludique. Il installe des paniers de basket-ball en plastique dans les locaux, il invite tout le monde à tomber la cravate le vendredi. Grâce à lui, la classe des « créatifs » est en pleine expansion.
Ce genre d’innovation est d’abord apparu à Silicon Valley, épicentre des espoirs de transformation du travail par le biais de la technologie. En 1966, Philip Rieff écrivait que le type de personnalité idéale qui se profilait à l’horizon était « un homme voué au loisir, délivré par la technologie de la discipline quasi militaire du travail et voué à assurer son bien-être en remodelant son environnement de façon sophistiquée26 ». Rieff n’aurait sans doute pas été surpris par la transformation du « loisir » en « jeu » et par leur absorption mutuelle au sein du travail. L’épanouissement de l’individu le libère de la « discipline quasi militaire du travail », mais cet épanouissement peut fort bien passer par une accumulation d’heures supplémentaires.
Les salariés doivent s’identifier à la culture de leur entreprise et manifester un haut degré d’intériorisation de sa « mission ». La séparation entre vie privée et vie professionnelle en vient à s’effacer, et c’est la personnalité tout entière qui est désormais en jeu dans l’évaluation des performances. Cette exposition totale n’est pas nécessairement à sens unique : certains managers sont désormais soumis à la méthode dite « 360 degrés », dans laquelle ils sont confrontés non seulement au jugement de leurs supérieurs hiérarchiques (n’oublions pas que, dans ce modèle, la hiérarchie a été censément pulvérisée), mais aussi à celui de leurs collègues, de leurs subordonnés et même de leurs clients et fournisseurs. Ce type de processus d’évaluation ressemble aux « thérapies de groupe » des années 1970, au cours desquelles un individu était mis sur la sellette et soumis aux critiques de tous les participants. L’idée était de casser le moi du patient et de le nettoyer de toutes les fausses images de soi qui sont censées constituer son « identité ». Ainsi purifié, le moi pouvait alors être reconstruit par le groupe à travers la louange. Dans l’ouvrage Teambuilding That Gets Result, on trouve le passage suivant :
Exercice collectif : renforcer l’équipe à travers la construction du moi. Chaque membre de l’équipe écrit son nom sur un morceau de papier qui est alors plié et mis dans un panier. Chacun pioche un papier et prend une minute pour rédiger le plus grand nombre possible de caractéristiques positives de l’individu tiré au sort. Cela fait, chaque membre du groupe identifie à haute voix la personne dont le sort leur a confié l’évaluation et exprime son opinion élogieuse sur elle. Avant de passer au membre suivant, la personne évaluée est interrogée : est-ce ainsi qu’elle se perçoit elle-même ? Peut-elle expliquer son point de vue27 ?
L’objectif de cette activité est d’« accentuer le positif » et de renforcer l’auto-estime des salariés. Mais il s’agit d’une auto-estime toute particulière, étayée par les jugements flatteurs de l’Équipe. Peut-être ne s’agit-il plus tant de « construire le moi » que de le reconstituer de telle manière que le collectif de travail devienne l’unité de contrôle de la personnalité. Il existe d’autres méthodes pour dresser l’individu, comme le montrent d’autres exercices proposés par Teambuilding That Gets Result28. Dans l’un d’entre eux, six à dix personnes sont rassemblées dans une pièce et se disposent en cercle en étendant les doigts, sur lesquels l’animateur place horizontalement une cheville de bois extrêmement légère. L’objectif est de déposer tous ensemble cet objet sur le sol sans le faire tomber. Mais, contrairement à la volonté de chacun des participants, et à leur grande surprise – suivie d’une hilarité générale –, le morceau de bois a tendance à monter plutôt qu’à descendre. L’animatrice s’emploie alors à leur rappeler la différence entre « en haut » et « en bas » : « Ça c’est le parquet, et ça c’est le plafond. » Quand les participants font tomber le morceau de bois, ils doivent recommencer à zéro, ce qui augmente leur frustration. Mais ce sentiment de frustration est justement un aspect central de l’intention pédagogique du jeu. À chaque nouvel échec, l’animatrice les critique gentiment : « Je leur dis que le morceau de bois est très léger et que ce n’est pas sorcier, il faut juste le faire descendre doucement vers le sol. » Chaque fois qu’elle fait redémarrer l’exercice, elle exerce une pression vers le bas, leur donnant ainsi l’impression que le morceau de bois est plus lourd qu’il ne l’est réellement, ce qui amène les participants à réagir automatiquement en sens inverse et à échouer de nouveau pitoyablement dans leur entreprise, échec apparemment lié à leur présomption quant à la bonne foi de l’animatrice. Finalement, « le groupe commence à anticiper la feinte de cette dernière et se prépare à réagir en conséquence ». C’est-à-dire ? Faut-il supposer qu’ayant enfin surmonté leur fausse conscience et atteint un certain niveau de solidarité, les salariés décident de se saisir du morceau de bois pour flanquer une bonne raclée à leur tourmenteuse ? Si c’est le cas, l’animatrice ne le mentionne pas.
L’auteur décrit son moment « préféré » comme celui où « le groupe se trouve complètement paralysé. Personne ne prend de risques parce que personne ne veut être le premier à rompre le cercle ». Ayant induit cette paralysie collective, l’animatrice entreprend alors de stimuler l’esprit d’innovation et l’anticonformisme charismatique, désormais exercés collectivement :
Les groupes les plus innovants remettent en question l’idée que le point de départ de l’exercice doive être la position debout. Ils observent qu’il est assez difficile de passer de la station debout à la position à genoux qui seule permet de déposer en douceur le morceau de bois sur le sol sans jamais en perdre le contrôle. Ils demandent dès lors s’ils peuvent démarrer l’exercice en position agenouillée. En général, j’approuve cette initiative dans la mesure où j’estime que le groupe démontre ainsi sa capacité d’apprentissage et de remise en question de certaines règles tacites29.
Voilà donc que tout le monde est enfin à genoux de sa propre initiative, en vertu d’une décision surgie du génie collectif de l’Équipe. Tous ensemble, ces rebelles ont développé la force de caractère qui leur a permis de « remettre en question certaines règles tacites », comme la vieille idée reçue qu’il vaut mieux se tenir debout qu’à genoux.
La sensibilité démocratique de nos contemporains interdit à l’autorité de se manifester de façon trop directe, en tant que contrainte émanant d’un être supérieur : elle préfère être perçue comme une entité impersonnelle qui procède plus ou moins du collectif lui-même30. Le détenteur de l’autorité doit par conséquent adopter une attitude doucereuse de type passif-agressif et essayer de se faire passer pour un partenaire amical et coopératif, voire exerçant une espèce de bénévolat. L’autorité prétend désormais servir avant tout vos intérêts, les intérêts de tout le monde, et incarner la pure rationalité.
Le risque, c’est que les salariés finissent par croire qu’il existe un bien commun là où il n’y en a pas. De ce point de vue, c’est l’employé du fast-food du coin qui est le plus lucide quand il se fait un point d’honneur de préserver un détachement total par rapport à son travail et de ne pas s’impliquer personnellement dans une activité qui ne lui apporte aucun bénéfice psychique. Une telle approche est-elle vraiment « pathologique », comme le suggèrent avec insistance les critiques conservateurs de l’underclass ? N’est-elle pas au contraire logique pour des individus qui ne se voient offrir aucun emploi susceptible de susciter une telle implication, et la fierté qui va avec ? Et l’employé de bureau qui se prête au jeu du morceau de bois ne ferait-il pas mieux d’imiter l’exemple du petit jeune blasé chargé de retourner les hamburgers sur le grill du MacDo ?
C’est là que se manifeste clairement l’utilité de la notion de culture d’entreprise. Elle revêt cette dernière d’une signification transcendante aux yeux de ses employés. Elle lui attribue le type d’exigences morales normalement associées aux véritables phénomènes culturels. Elle contribue activement à définir une idée de bien commun, un principe supérieur qui donne un sens à l’activité de travail. Et de fait, la notion de « citoyenneté organisationnelle » et le comportement qu’elle implique – qui inclut la disposition à mettre les « objectifs de l’équipe au-dessus des intérêts personnels » – sont la nouvelle coqueluche des psychologues du travail en matière d’évaluation de la personnalité des salariés31. Sauf qu’en général, le principe supérieur en question n’est que très vaguement défini et relève d’une espèce de méta-niveau insaisissable. Les managers sont censés le mettre en scène en l’invoquant de façon rhétorique, et il se caractérise essentiellement par son absence de contenu spécifique. En fin de compte, toute l’atmosphère d’urgence morale qui accompagne ce discours se réduit à l’impératif de développer un « esprit d’équipe ».
Quand un conflit émerge parce qu’un salarié se refuse à reconnaître son propre intérêt dans cette définition managériale du bien collectif, le manager adopte aussitôt le rôle du gourou thérapeute et diagnostique les motivations du réfractaire : il est tout à fait naturel d’éprouver une certaine résistance, expliquera-t-il, surtout lorsqu’il s’agit d’une résistance au changement. Chaque individu a ses ressorts qu’il faut savoir manœuvrer. Et les auteurs de Teambuilding That Gets Results de s’interroger : « Est-ce vraiment le changement qui provoque ce type de stress ?… Ou bien est-ce que ce sont nos réactions aux nouvelles directives ?… Certes, il est possible que ces directives semblent impossibles à mettre en œuvre, que les imprévus qu’elles impliquent rendent la tâche plus difficile, que ces idées radicales paraissent ridicules, mais céder au stress ou fulminer consomme une énergie qui serait plus sagement employée à s’adapter à la nouvelle situation32. » Car le stress ou la colère ne sont pas des réactions raisonnables à une situation irraisonnable, mais l’indice d’une déficience de l’individu, d’un blocage de sa part. La normalité supposée de la nouvelle situation échappe pour sa part à toute critique rationnelle, car le changement est une force naturelle, semblable au métabolisme du corps humain : « 98 % des atomes de votre organisme sont remplacés chaque année ; votre squelette se renouvelle entièrement tous les trois mois ; votre épiderme toutes les quatre ou cinq semaines », et ainsi de suite33. Une analogie qui laisse entendre que quand votre travail change en pire, ce n’est pas dû à des décisions prises par tel ou tel individu, mais aux lois inexorables de la nature. L’idée même de responsabilité se dissipe ainsi sous nos yeux.
Il existe des activités qui permettent à l’équipe de confronter sa propre attitude face au changement. Demandez à cinq volontaires de se saisir d’un long ruban de tissu. Dites à la personne située au milieu d’avancer et, au bout de quarante-cinq secondes, ordonnez à tout le groupe de s’arrêter. « Notez la position respective de chacun des participants. Discutez leur réaction au déplacement de leur collègue du milieu. Certains d’entre eux auront aussitôt suivi le mouvement, d’autres auront tenu ferme sur leurs positions, d’autres encore se seront laissé entraîner avec réticence. » L’exercice se poursuit. Ceux qui ont résisté ont peut-être senti le ruban tendu à l’extrême rentrer dans leur chair ; une discussion stimulante s’ensuit pour savoir à quel point cette douleur est supportable. Les auteurs citent une situation où une des participantes finit par éclater en sanglots, mais avec un effet en définitive rédempteur. Elle explique alors que l’exercice « a mis sa résistance en perspective et qu’elle est désormais prête à s’engager pleinement à prendre les dispositions nécessaires pour remettre sa carrière sur les rails34 ».
Tocqueville observait que les Américains seraient de plus en plus amenés à chercher la sécurité sous la tutelle d’une forme de « despotisme doux » incarné par l’État. Son analyse mérite d’être enrichie, dans la mesure où cette tendance despotique soft ne relève plus seulement aujourd’hui du paternalisme étatique mais aussi du pouvoir des grandes entreprises. On pourrait même avancer que ce sont désormais les géants du secteur privé, plutôt que l’administration, qui exercent sur nous cette forme particulièrement débilitante d’autorité par le biais du travail.
Tocqueville envisageait aussi toutefois un remède à ce mal : l’existence des petites et moyennes entreprises, au sein desquelles les Américains délibéraient en commun pour résoudre collectivement des problèmes pratiques. Il me semble que ce remède reste valide, surtout quand l’entreprise en question fournit un bien ou un service gouverné par des critères objectifs et dans la mesure où ceux-ci peuvent servir de base à des rapports sociaux libres de manipulation.
Une façon d’appréhender cette possibilité consiste à se poser la question suivante : en quoi faire partie d’un collectif de travail, sur un chantier par exemple (crew), est-il différent de faire partie d’une « équipe » (team) au sens où ce terme est employé dans le travail de bureau ? La réponse est en partie liée au caractère ambigu de ce qui est produit par cette dernière. Prenons l’exemple d’une équipe de marketing chez Apple. Le succès de l’iPod en tant que produit ne peut pas être défini exclusivement en termes d’ingénierie. Il repose aussi sur la production d’un nouveau type de comportement chez les consommateurs, d’une nouvelle façon d’écouter de la musique. Le travail de l’équipe fait partie d’une vaste et complexe entité dont l’objectif est de produire de la culture, et il est difficile de mesurer les contributions individuelles à un tel effort. Étant donné l’ampleur et la complexité de cette entreprise, la responsabilité du succès ou de l’échec est difficile à identifier. Il n’existe pas de critères objectifs de performance à donner en exemple aux salariés, mais les managers doivent quand même faire quelque chose. C’est pourquoi ils s’efforcent de travailler sur les mentalités, évoquent des principes supérieurs et ont recours aux services de psychologues du travail pour élaborer le profil du type de personnalité désirable. De son côté, le membre de l’équipe ne peut s’appuyer sur rien pour résister à ce type de dressage moral. Contrairement au menuisier face à son contremaître, il ne peut pas dire : « Voilà ce qu’indiquent le niveau et le fil à plomb, vérifiez vous-même. » Sa seule défense est une espèce de schizophrénie. Il se cuirasse à grand renfort d’ironie autoréférentielle et en puisant aux sources de la culture médiatique : il épingle des pages de Dilbert à la cloison de son bureau et regarde The Office tous les jeudis soir.
Un des principales sources de fierté que peut apporter le travail est l’exécution intégrale d’une tâche susceptible d’être anticipée intellectuellement dans son ensemble et contemplée comme un tout une fois achevée. Mais dans la plupart des emplois liés aux grandes organisations, le travail effectué par l’individu n’a pas de sens pris isolément. À lui tout seul, le salarié individuel ne paraît pas faire de différence. Sa formation l’a préparé à ce type d’environnement de travail et il ne voit guère comment il pourrait gagner sa vie autrement. Cela le prédispose à manifester sa déférence envers l’autorité exercée au sein de l’organisation (même si cette déférence est légèrement teintée d’ironie), car c’est elle qui donne un sens à son travail.
A priori, un travailleur sur un chantier est lui aussi une simple pièce de la machine. Prenons l’exemple d’un électricien. L’installation de câbles, d’ampoules et d’interrupteurs n’a pas de sens en dehors du reste du travail de construction, qu’il s’agisse de celui des maçons qui montent les murs, des plombiers qui installent les canalisations et les robinets, de la fondation, du toit, etc. Séparément, ces diverses tâches n’ont aucune valeur ; prises ensemble, elles contribuent à définir un lieu de résidence habitable. La différence, c’est que sur un chantier, vous disposez de critères objectifs pour évaluer votre propre contribution indépendamment des autres, et ce sont ces mêmes critères qui serviront à vos camarades de travail pour vous juger. Soit vous êtes capable de courber un câble rigide, soit vous ne l’êtes pas, il n’y a pas d’échappatoire. Par conséquent, vous avez moins de raisons de vouloir ménager les apparences. Dans ce genre d’environnement de travail, il existe une véritable liberté de parole qui se reflète à l’extérieur et nourrit une plus grande « libéralité ». Vous pouvez raconter des blagues assez salées, par exemple. Là où existe un vrai travail à accomplir, l’ordre des choses n’est plus aussi fragile.
On ne sera guère surpris de constater que c’est dans les environnements de bureau qu’on a vu naître la codification du discours politiquement correct, les ateliers de sensibilisation à la diversité et autres formes de régulation du comportement. D’aucuns pourront attribuer ce fait à la plus grande mixité du travail de bureau, mais je suis convaincu qu’une raison plus fondamentale est que, lorsque l’activité n’est gouvernée par aucune tâche concrète – par un bien autonome visible aux yeux de tous –, les rapports sociaux dans l’entreprise sont dépourvus de base solide. La préoccupation prioritaire du management est le maintien du consensus et la prévention des conflits, et tout le monde se sent dès lors obligé de marcher sur des œufs. À partir du moment où vous ne pouvez pas faire appel au verdict du fil à plomb, les ateliers de formation aux relations humaines deviennent une nécessité35.
La forme caractéristique d’interpellation sur un chantier est l’ordre direct. Dans un bureau, en revanche, écrit R. Jackall,
les cadres ont un sens aigu de la contingence des processus organisationnels qui les amène à s’adresser les uns aux autres avec la plus grande circonspection : l’individu que vous critiquez ou avec lequel vous êtes en désaccord aujourd’hui peut demain être votre chef… En outre, dans l’entreprise, la forte valorisation du style implique l’attente d’une certaine subtilité dans la gestion des relations humaines, d’une forme de « sensibilité relationnelle », comme on dit. Comme l’explique un cadre : « On peut plus simplement bousculer les gens. » Suggestions discrètes, allusions et messages codés prennent la place des ordres directs ; bien entendu, cela met en valeur les capacités des salariés de déchiffrer les desiderata vaguement formulés, voire complètement tacites, de leurs chefs36.
Tout cela ressemble fort à ce qui se passe dans une petite bande d’adolescentes, où l’une des participantes peut commettre un grave faux pas sans vraiment s’en rendre compte et où il est difficile de connaître sa place dans la hiérarchie en raison du style et des coutumes de ce type de sororité. Dans un tel contexte, même la conscience d’être constamment mis à l’épreuve peut avoir du mal à émerger clairement, et elle prend plutôt la forme d’une anxiété morose et confuse.
Tel qu’il est formulé par le système éducatif, l’objectif de renforcer l’auto-estime des individus a tendance à accoutumer les jeunes gens à un type de travail dénué de critères objectifs et centré sur la dynamique de groupe. Or, quand l’auto-estime est ainsi stimulée de façon artificielle, et dans la mesure où elle est le produit d’une technologie sociale plutôt que fermement établie dans la certitude d’un accomplissement concret, elle rend l’individu plus facilement manipulable. Les psychologues de l’enfance observent une corrélation positive entre l’éloge répété et « une moindre persévérance à la tâche, une constante recherche de contact oculaire avec l’enseignant et une hésitation du discours dans lequel les réponses adoptent la même intonation que les questions37 ». Plus les enfants reçoivent d’éloges, plus ils ont tendance à vouloir préserver cette image flatteuse ; si on leur répète trop souvent qu’ils sont intelligents, ils risquent de choisir la facilité au moment où on leur confie une nouvelle tâche38. Leur aversion croissante au risque s’accompagne d’une forte dépendance à l’égard d’autrui. Le goût excessif des étudiants pour les notes et les diplômes est une réaction naturelle à ce type d’éducation et les prépare fort bien à l’absence de critères objectifs dans le type d’emploi qu’ils vont occuper. La seule validation du jugement que vous portez sur vous-même est celle que vous offrent les dispositifs de sélection institutionnels. Ce sont désormais les bourses prestigieuses, les stages et les diplômes qui calibrent votre auto-estime. On peut craindre que ce type de formation ne prépare pas vraiment les jeunes à l’indépendance d’esprit, à l’audace intellectuelle et à l’acquisition d’une forte personnalité.
« Si tu ne vidanges pas les canalisations comme ça, les gaz du tout-à-l’égout remonteront à travers l’eau des WC et toute la maison puera la merde. » Dans les métiers artisanaux, le maître fournit à l’apprenti de bonnes raisons pour agir de telle ou telle manière afin d’atteindre un objectif dont la pertinence est parfaitement évidente. Il n’a donc nul besoin de maîtriser la psychologie et les arts de la persuasion pour soumettre son subordonné à une volonté plus ou moins arbitraire, car le sens de l’activité poursuivie est avéré et bien défini. Le maître lui-même accomplit exactement les mêmes tâches que son apprenti, simplement, il les accomplit mieux. S’il est capable d’expliquer en quoi consistent ces tâches, c’est parce qu’elles sont régies par des principes rationnels. Il peut aussi se montrer laconique et se contenter d’enseigner par l’exemple. Quant à l’apprenti, il assimilera progressivement la rationalité des actions du maître. Au début, il ne comprendra peut-être pas pourquoi les choses doivent être faites de telle ou telle manière et devra le croire sur parole, mais cette rationalité deviendra évidente avec l’expérience acquise. Le travail d’équipe n’a pas ce caractère progressif dans la mesure où il repose sur la dynamique de groupe, qui est intrinsèquement instable et propice à la manipulation.
Sur un chantier, en revanche, la compétence est au centre d’un cercle de considération mutuelle entre individus qui se reconnaissent comme des pairs, même si leurs métiers respectifs sont différents. Ce cercle peut d’ailleurs prendre une forme littérale et matérielle à l’heure du déjeuner, quand chacun est assis sur sa gamelle ou sa glacière. Un apprenti peut aspirer à apprendre le métier à seule fin d’entrer dans ce cercle, en dehors de toute considération de salaire. Sur cette base, sa soumission au jugement du maître est plus susceptible de l’anoblir que de l’avilir. Et ce type d’environnement de travail est à même d’engendrer un certain type d’amitié et de solidarité dans la mesure où il n’y a pas d’ambiguïté sur le rang respectif des travailleurs et où les critères de la réussite sont clairs.
Notes du chapitre 6
1. Version américaine de la série britannique créée et interprétée par Ricky Gervais, dont la version française est Le bureau, avec François Berléand (NdT).
2. James POULOS, « Some Enchanted Bureaucracy », Society, mai-juin 2008, p. 295.
3. Linda Eve DIAMOND et Harriet DIAMOND, Teambuilding That Gets Results : Essential Plans and Activities for Creating Effective Teams, Sourcebooks, Naperville, Ill, 2007, p. 108.
4. Je dois cette formule parfaite à Jonathan Imber, qui l’utilisait dans un autre contexte.
5. Schumpeter ajoute dans une note de bas de page : « Présentement, la majorité du public apprécie ce développement en se plaçant au point de vue de l’idéal consistant à mettre des facilités d’enseignement de toute nature à la portée de quiconque peut être incité à en faire usage. Cet idéal est si profondément gravé dans les esprits que les moindres doutes formulés à son encontre sont presque universellement considérés comme quasiment indécents […] » (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, Paris, 1974, p. 212).
6. Dans son usage jadis le plus fréquent, le mot « information » renvoyait à la description d’un état de fait spécifique. Il pouvait aussi se référer aux instructions visant à altérer cet état de fait, comme la recette d’un ragoût de bœuf, par exemple. Mais dans les années 1940, Claude Shannon, des Laboratoires Bell, introduisit un nouvel usage de ce terme. Sa perspective était celle d’un mathématicien cherchant à clarifier certains concepts dans le but de faciliter la tâche des ingénieurs électriciens de Bell. D’après la définition de Shannon, « information » ne renvoie plus au contenu sémantique d’une proposition tel qu’il est appréhendé par son émetteur et son récepteur, mais décrit la transmission du sens plutôt que le sens lui-même, et ce dans sa dimension strictement quantitative, en tant que « mesure de la difficulté de transmettre les séquences produites par une source d’information donnée » (d’après Warren WEAVER, « The Mathematics of Communication », Scientific American, juillet 1942, p. 12, cité in Theodore ROSZAK, The Cult of Information : A Neo-Luddite Treatise on High Tech, Artificial Intelligence, and the True Art of Thinking, University of California Press, Berkeley, 1994, p. 12). Dans ce nouvel usage, comme l’écrit Roszak, « n’importe quelle billevesée peut devenir de l’“information” à partir du moment où quelqu’un prend la peine d’en effectuer la transmission ». L’appropriation par Shannon du mot « information » à cette fin a entraîné toutes sortes de confusions et a contaminé notre usage courant de ce terme à un point tel qu’il nous faut désormais faire un effort additionnel pour préserver l’idée de sens, si du moins tel est notre souci. L’effet net de cette évolution sémantique est d’encourager notre tendance innée au nivellement intellectuel tout en le faisant passer pour un corollaire nécessaire du progrès technique.
7. Si l’on en croit Alexis de Tocqueville, « les hommes des siècles démocratiques aiment les idées générales parce qu’elles les dispensent d’étudier les cas particuliers ; elles contiennent, si je puis m’exprimer ainsi, beaucoup de choses sous un petit volume et donnent en peu de temps un grand produit. Lors donc qu’après un examen inattentif et court, ils croient apercevoir entre certains objets un rapport commun, ils ne poussent pas plus loin leur recherche, et, sans examiner dans le détail comment ces divers objets se ressemblent ou diffèrent, ils se hâtent de les ranger tous sous la même formule, afin de passer outre » (De la démocratie en Amérique, Robert Laffont, Paris, 1986, p. 439.) Cette hâte est incompatible avec un examen détaillé qui rend vraiment justice aux objets étudiés. Mais Tocqueville suggère aussi que le type d’attention requise par un engagement pratique peut servir de correctif à cette tendance. S’il est vrai que les idées générales séduisent les gens, « cela […] ne doit s’entendre que des matières qui ne sont pas l’objet habituel et nécessaire de leurs pensées » (ibid., p. 440). En outre, « des commerçants saisiront avec empressement et sans y regarder de fort près toutes les idées générales qu’on leur présentera relativement à la philosophie, à la politique, aux sciences et aux arts ; mais ils ne recevront qu’après examen celles qui auront trait au commerce, et ne les admettront que sous réserve » (ibid.). Un jugement qui mérite aujourd’hui d’être fortement nuancé car, à l’époque de Tocqueville, il n’existait pas d’activité commerciale sans engagement pratique et sans le type d’attention que celui-ci requiert, alors que, de nos jours, la séparation entre le penser et le faire a délivré la classe des fonctionnaires du commerce du fardeau d’une telle attention et l’a rendue plus encline à succomber à la séduction des idées générales.
8. Parmi les « caractéristiques personnelles prometteuses » signalées par un manuel contemporain de psychologie des organisations, on compte la « tolérance à l’égard de la contradiction ». Frank J. LANDY et Jeffrey M. CONTE, Work in the 21st Century : An Introduction to Industrial and Organizational Psychology, 2e éd., Blackwell Publishing, Malden, Mass., 2007, p. 102.
9. En fait, je crois que cette conception théorique du comportement monopolistique suppose un degré d’omniscience qui fait défaut à la plupart des entreprises. Dans un supermarché, le feedback du consommateur est rapide, mais quand votre client est une institution, une bibliothèque par exemple, il y a des rigidités incontournables du côté de la demande. Comment une bibliothèque peut-elle solliciter l’expression du mécontentement de ses usagers ? Tout ce qui se passera dans ce cas, c’est que le terminal d’InfoTrac restera inutilisé.
10. Craig CALHOUN, « Why Do Bad Careers Happen to Good Managers ? », loc. cit., p. 543. Mon compte rendu des recherches de Jackall doit beaucoup à cette recension.
11. Robert JACKALL, Moral Mazes : The World of Corporate Managers, Oxford University Press, New York, 1988, p. 136.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 105.
15. Charles MURRAY, Real Education, Random House, New York, 2008, p. 103.
16. D’après un article paru en 2002 dans la Chronicle of Higher Education et cité par Noel Weyrich dans la Pennsylvania Gazette, mars-avril 2006. C’est l’article de Weyrich qui m’a alerté quant à l’existence d’une partie de la littérature que je cite ici.
17. Phillip BROWN et Richard SCASE, Higher Education and Corporate Realities : Class, Culture and the Decline of Graduate Careers, UCL Press, Londres, 1994, p. 138.
18. David LABAREE, How to Succeed in School Without Really Learning : The Credential Race in American Education, Yale University Press, New Haven, Conn., 1997, p. 3.
19. Ivar BERG, Education and Jobs : The Great Training Robbery, Praeger Publishers, New York, 1970.
20. David LABAREE, How to Succeed in School Without Really Learning…, op. cit., p. 2.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 13.
23. Qu’est-ce que cela implique pour un jeune homme ou une jeune fille doué provenant des rangs inférieurs de la classe moyenne, qui finit sa scolarité secondaire avec d’excellentes notes, travaille avec assiduité, entre dans une bonne université et continue à y briller tout en effectuant un boulot à temps partiel ? Ses heures de travail sont autant de temps indisponible pour le processus de socialisation extrascolaire qui est le domaine par excellence de formation des « bonnes » attitudes, d’apprentissage des indices les plus subtils de la présentation de soi et d’accumulation du capital culturel. Pour Phillip Brown et Richard Scase, « si les candidats à un poste de travail ne partagent pas les mêmes références et les mêmes dispositions culturelles que leur recruteur, ils auront beaucoup de mal à “décoder” les règles implicites du processus de sélection » (Higher Education and Corporate Realities, op. cit., p. 22). En même temps, l’étudiant en question a désespérément besoin d’émettre les signaux adéquats dès maintenant, pendant ses études, parce que l’existence d’une structure hiérarchique de plus en plus « nivelée » implique que les opportunités d’avancement au sein d’une même organisation sont de moins en moins fréquentes. Les échelons intermédiaires du management sont en petit nombre, et le sommet de la hiérarchie est occupé par des recrutements horizontaux en provenance d’autres entreprises.
24. David A. FRANZ, The Ethics of Incorporation, Ph.D. dissertation, Sociology Department, University of Virginia, 2009, p. 71.
25. Ibid.
26. Philip RIEFF, The Triumph of the Therapeutic, Harper and Row, New York, 1966, p. 236.
27. Linda Eve DIAMOND et Harriet DIAMOND, Teambuilding…, op. cit., p. 110-111.
28. Ibid., p. 58-60.
29. Ibid., p. 60.
30. Je dois la formulation de ce paragraphe à Manuel Lopez. Dans un même ordre d’idées, il associe les épisodes festifs périodiques qui agrémentent la vie de bureau aux « pep rallies [NdT : festivités scolaires dans lesquelles les collégiens manifestent leur enthousiasme bruyant pour l’équipe de leur établissement] qui précèdent les événements sportifs dans les lycées, sans l’enthousiasme naturel engendré par la présence des pom pom girls. En fait ils ressemblent plutôt à des pep rallies organisés par le principal et les enseignants d’âge mûr, le genre qui promeut le slogan “Dis non à la drogue, défonce-toi dans la vie !”, et qui tend par là même à vous amener à considérer les consommateurs de stupéfiants du lycée avec un certain respect, ou du moins à découvrir en vous-même des réserves insoupçonnées de mépris pour l’institution » (communication personnelle).
31. Voir Frank J. LANDY et Jeffrey M. CONTE, Work in the 21st Century, op. cit., p. 169.
32. Linda Eve DIAMOND et Harriet DIAMOND, Teambuilding…, op. cit., p. 151.
33. Ibid., p. 140.
34. Ibid., p. 150.
35. Je ne veux pas idéaliser les métiers manuels artisanaux. Un des pires boulots que j’aie jamais expérimentés a été ma participation à un gros chantier de construction d’un magasin Home Depot en Californie. L’installation électrique était déjà bien avancée au moment où j’ai été embauché, et les autres électriciens s’amusaient à m’envoyer régulièrement à la recherche d’outils et de matériaux qui n’existaient pas (je ne me rendis compte de leur petit jeu qu’au bout d’un certain temps). Mon travail effectif en pâtit considérablement, et je fus viré au bout de quelques jours. Vu que les tâches sur ce genre de chantier sont exécutées sans grande supervision hiérarchique, il est probable que les cas de persécutions entre travailleurs y sont plus fréquents que dans les environnements de bureau. Les petits nouveaux, les salariés non blancs ou les femmes sont des cibles privilégiées de ce type de harcèlement.
36. Robert JACKALL, Moral Mazes, op. cit., p. 135.
37. J. HENDERLONG et M. R. LEPPER, « The Effects of Praise on Children’s Intrinsic Motivation : A Review and Synthesis », Psychological Bulletin, 128, no 5, 2002, p. 774-795, cité in Charles MURRAY, Real Education, op. cit., p. 130.
38. Charles MURRAY, Real Education, op. cit., p. 130.